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Les Racines du Mal
7 septembre 2004

Célébration du génie colérique - Chapitre 3/3

Sa vision du monde manichéenne et déterministe, moralisatrice et démagogique.
Bruno de Cessole,
Valeurs Actuelles,
1er février 2002

Manichéen et déterministe, Pierre Bourdieu ajoute à ses défauts le magistère moralisateur... Les contempteurs de morale transforment toujours en moralisateur l'impudent qui parle simplement de valeurs. Ils ne reconnaissent ni vice, ni vertu, ni critères utiles pour penser le réel, et préfèrent user des catégories d'efficacité, de rentabilité, de succès, de gain, de rendement - ces mots d'ordre de tout machiavélien qui se respecte.
Effectivement, dans ce monde dominé par le libéralisme, en appeler au Bien et au Mal fait ricaner les bêtes de proie. Depuis longtemps elles ont abandonné les livres saints, les manuels de sagesse antique ou les traités de morale modernes, pourvoyeurs d'une éthique de la civilisation et de la culture, pour se contenter d'aquiescer aux violences de la nature et de la jungle, leurs modèles. La morale, c'est bon pour les belles âmes, irresponsables, poètes, artistes, rêveurs, philosophes, sociologues, mais pas pour les journalistes et banquiers, politiciens et capitaines d'industrie, soldats et économistes, financiers et traders, jamais encombrés par la vertu. Du trotskisme dont parfois ils proviennent - il faut bien que jeunesse se passe... -, ils conservent l'utile et sanglante antinomie entre leur morale et la nôtre. En fait, d'un côté la morale et ses rares défenseurs, de l'autre le monde des prédateurs sans foi ni loi, obsédés par le triomphe de leur idéologie sonnante et trébuchante.
Le moralisateur qualifie toujours le naïf enseignant que, faute d'en appeler à la morale, on accélère la barbarie fabriquée par la main invisible des libéraux qui, loin de réguler, broie, casse, étouffe ce qui se rebelle contre son ordre. La liberté des libéraux, on le sait, consiste en la licence pour les forts d'exploiter les faibles, pour les grands fauves de tuer et dévorer le petit gibier. Elle suppose qu'on laisse le plus rusé, le plus menteur, el plus fourbe agir à sa guise s'il prévoit, au-delà du vice et de la vertu, de soumettre l'ensemble de la planète au régime libéral.
Moralisateur, oui, le penseur qui ne parle pas marché, bénéfices, taux de croissance, fonds de roulement, escompte, bourse, investissements, intérêts, mais misère du monde, exploitation, équité et justice, répartition ; moralisateur, évidemment, l'impoli qui, au milieu des marchands obsédés par leurs seuls bénéfices, farouches défenseurs des délocalisations utiles pour tirer le maximum de profit du travail des enfants et des femmes dans les pays du tiers monde, parle des coûts en chômage, précarité, délinquance, déchirement du tissu social européen, raconte les vies brisées, les familles et les communautés détruites, les régions asphixiées, rayées de la carte ; moralisateur, bien sûr, l'empêcheur d'exploiter tranquillement, celui qui, naïf, ose parler d'une économie du bonheur là où la plupart transforment sans sourciller l'économie en instrument de malheur...
L'infâme qui imagine la possibilité de faire primer la morale sur l'économie s'attire aussi les foudres de quelques agrégés frottés de Platon et de Kant, grassement rémunérés par le monde qu'ils servent. Ces philosophes de conseil d'administration pensent que les entreprises ont une âme, qu'on peut célébrer leurs épousailles avec l'éthique - il suffit de transformer en vertu tout ce qui augmente les intérêts du patron, du propriétaire et des actionnaires. Ces traîtres de l'idéal philosophique noble affirment l'utilité de l'éthique kantienne revisitée pour légitimer les profits et justifier le fonctionnement du monde dans son cours actuel.
Jamais on a autant parlé du retour de la morale, jamais elle n'a autant manqué sur une planète ravagée par l'argent et confisquée par les serviteurs de cette religion nouvelle. A la manière grégaire des pro-bolcheviques dans les années 1950, nombre d'intellectuels s'aveuglent en considérant le libéralisme comme l'horizon indépassable de notre époque ; ils tâchent de masquer l'indigence de leurs propos en citant à tour de bras les philosophes extraits du corpus des classes terminales ; ils se gargarisent de morale, de Kant et de Spinoza, d'Épicure et de Tocqueville, d'Arendt et d'Aron, mais épargnent les causes de l'amoralisme, du nihilisme, de la négativité sociale et de l'immoralité ; ils crient au feu tout en propageant les matières inflammables, puis grossissent les incendies qu'ils prétendent déplorer...
Évidemment, Pierre Bourdieu ne met pas le savoir (philosophique et sociologique) au service du pouvoir (capitaliste et libéral) ; il pense les valeurs utiles pour reconstruire dignement la politique ; il affirme la possible conciliation entre les idéaux humanistes et le gouvernement des choses et de gens ; il envisage la soumission de l'économie aux projets qui augmentent la dignité des hommes et des femmes. A ce titre, oui, il sacrifie encore à la vertu dans un monde qui n'y croit plus. Les athées de la morale n'aiment pas le sociologue qui, devant leur forfait, sur le monceau de misères qu'ils ont produit, leur dit tout simplement leur responsabilité - voire leur culpabilité.

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