Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Racines du Mal
4 novembre 2004

Du droit de vote en Amérique (1/3)

Une république en lambeaux : la faiblesse de la démocratie politique aux Etats-Unis
Jamin Raskin
Octobre 2004 - En Temps réel (Cahier n°17)

(Lire les première et seconde parties dans une nouvelle fenêtre)

LES PETITS PARTIS ET LES CANDIDATS INDEPENDANTS DOIVENT FAIRE FACE A D'IMPORTANTES RESTRICTIONS DE NATURE DISCRIMINATOIRE A LEUR ENDROIT. DANS LES FAITS, IL LEUR EST IMPOSSIBLE DE CONTESTER LA SUPREMATIE DES DEUX GRANDS PARTIS.

L'absence de droit de vote de statut constitutionnel a permis à la Cour Suprême d'ignorer les droits politiques de tous les Américains qui souhaiteraient s'attaquer à la domination des deux grands partis. A chaque fois que les États ont imposé des règles discriminatoires à l'égard des partis indépendants, la Cour les a acceptées comme forme «raisonnable» de défense du système bipartisan qu'elle considère comme système officiel et obligatoire, alors même que la Constitution ne mentionne pas les partis politiques et encore moins le système bipartisan.

C'est en 1971 que la Cour Suprême fixa cette doctrine bien peu démocratique, en réponse à la contestation par le Socialist Workers Pary (SWP) des règles discriminatoires d'accès à l'élection en Géorgie (arrêt Jenness v. Fortson) (28). Selon ces règles, les candidats des partis qui avaient obtenu au moins 20% des suffrages dans l'élection la plus récente avaient automatiquement droit à participer à l'élection suivante. Les Candidats qui ne remplissaient pas ces critères devaient obtenir les signatures d'au moins 5% des électeurs inscrits sur les listes électorales lors de la dernière élection. Ainsi, Linda Jenness, candidate du SWP au poste de Gouverneur, eut à recueillir plus de 10.000 signatures pour se porter candidate. Etant donné le taux habituel de signatures invalidées, Jenness dut en fait recueillir plus de 100.000 signatures pour atteindre l'objectif. Un candidat au mandat de Représentant devait pour sa part obtenir 13.000 signatures. Quiconque a essayé d'obtenir les signatures de collègues pour envoyer une carte collective, par exemple à un collège malade, ou a essayé de faire signer par tous les membres de sa famille une carte d'anniversaire, peut comprendre ce que représente le fait de demander à un candidat de réunir plusieurs dizaines de milliers de signatures de la part de citoyens majoritairement acquis aux grands partis. La signature doit en plus être accompagnée du nom, de l'adresse exacte et code postal. Tout cela pour avoir le droit de participer à un scrutin où les candidats des grands partis n'ont qu'à produire leur seule signature.

Pourtant, dans l'arrêt Jenness, la Cour Suprême a confirmé l'incroyable système mis en place par l'État de Géorgie, et cela sans fournir aucune explication convaincante. Pourquoi faudrait-il que les partis politiques aient à démarcher les électeurs d'autres partis pour obtenir leur signature et avoir le droit de se présenter aux élections ? Non seulement cette décision validait une loi de l'État de Géorgie qui a dans les faits rendu impossible dans cet État toute tierce candidature aux élections pour le Congrès depuis 1943, mais en plus elle rendait légale la discrimination politique dans tout le pays. En 2004, la menace que représente Ralph Nader pour John Kerry a conduit les avocats du Parti Démocrate à travers le pays à une longue et laborieuse entreprise de contestation des signatures qu'il a rassemblées. Mais pourquoi les électeurs de Floride auraient-ils le droit de voter pour Nader et pas ceux du Nouveau-Mexique ? Quel rapport y a-t-il entre des signatures obtenues à l'aveugle et les capacités d'un candidat à occuper une fonction publique ? Ces luttes incessantes sur l'accès au scrutin reflètent la faiblesse de la protection constitutionnelle des droits des citoyens.

La Cour Suprême a systématiquement autorisé les États à appliquer des règles permettant la manipulation et la discrimination envers les petits partis et les candidats indépendants. Dans son arrêt Timmons v. Twin Cities Area New Party (1997), la Cour a validé à 6 voix contre 3 la loi «anti-fusion» de l'État du Minnesota. Cette loi interdit aux partis politiques de sa rassembler pour établir des candidatures croisées, une pratique courante au XIXème siècle, et qui contribua à la vigueur des petits partis progressistes. Plutôt que de partir du droit fondamental de chaque citoyen à voter, et qui implique le droit pour tout groupe de citoyens à s'organiser collectivement pour présenter le candidat de son choix, le Juge Rehnquist – Président de la Cour Suprême – analysa l'affaire sous la loupe de l'exigence de «stabilité politique» et du système bipartisan : «L'assemblée de l'État du Minnesota est autorisée par la Constitution à considérer que le meilleur moyen de préserver la stabilité politique est de protéger le système bipartisan» (29). Ainsi, il est affirmé que l'État a un intérêt légitime à promouvoir les deux partis principaux et à limiter les droits des citoyens à s'organiser comme ils l'entendent pour présenter les candidats qu'ils souhaitent. Sans droit de vote constitutionnel, le scrutin appartient aux États – pas aux citoyens.

Depuis, la Cour soutient résolument la discrimination partisane ouverte qui imprègne notre système politique. Dans un arrêt scandaleux – Arkansas Educational Television Commission v. Forbes (1998) – la Cour a validé l'exclusion d'un candidat indépendant au poste de Représentant au Congrès d'un débat télévisé organisé par une télévision publique où seuls figuraient ses adversaires démocrates et républicains (30). La majorité de la Cour approuva cette exclusion sur la base du manque de «viabilité» présumé de sa candidature. C'est un jugement de nature bureaucratique et totalement arbitraire, d'autant plus que le même candidat avait obtenu 46% des voix deux ans auparavant en tant que candidat républicain au poste de Gouverneur adjoint. Mais l'évaluation circulaire et de nature auto-réalisatrice de la «viabilité» du candidat, fondée notamment sur ses finances (qui étaient pourtant plus importantes que celles de plusieurs candidats des deux grands partis dans d'autres circonscriptions) et sur la perception des commentateurs institutionnels, a permis d'inverser le rapport qui devrait exister entre les citoyens et le gouvernement dans une démocratie. C'est le peuple qui devrait déterminer quel candidat est «viable», à partir de ses déclarations de campagne et des débats publics. C'est aux électeurs qu'il devrait revenir de choisir le jour de l'élection. Ce ne devrait pas être au gouvernement de décider à l'avance qui est viable et d'interdire l'accès à l'espace public à ceux qui ne correspondent pas à des critères arbitraires déterminés par des responsables administratifs non-élus.

La Cour Suprême a même autorisé des restrictions encore plus marquées au droit d'accès à l'élection. Dans l'arrêt Burdick v. Takushi (1992), la Cour a autorisé l'État de Hawaï à restreindre l'accès à l'élection pour favoriser les deux principaux partis. Les bulletins de vote sur lesquels les électeurs inscrivent à la main le nom d'autres candidats sont tout simplement exclus. Malgré la rudesse de ce procédé, la Cour a expliqué sans sourciller qu'il constitue «une règle raisonnable et respectant la neutralité politique visant à canaliser l'expression politique lors des élections» (31). Comme Hawaï, de nombreux autres États interdisent dorénavant les bulletins libres – ce qui constitue une autre preuve que les élections aujourd'hui n'appartiennent pas au peuple, mais aux États. Même s'il est rare qu'un candidat remporte une élection grâce à l'inscription spontanée de son nom sur les bulletins de vote, il n'est pas juste de retirer aux citoyens le droit de déposer dans l'urne un bulletin pour le candidat qu'ils ont choisi.

Ces décisions indéfendables de la Cour Suprême résultent logiquement de l'absence de droits civiques positifs dans notre Constitution. L'inclusion dans la Constitution du droit de vote permettrait de modifier le traitement des affaires décrites précédemment. En l'état, la Cour Suprême raisonne à rebours et à l'envers à partir des nécessités supposées de la défense du système bipartisan et de la stabilité politique, au lieu de partir des droits politiques essentiels des citoyens et de raisonner à partir des besoins liés à leur affirmation. Ce second point de vue est le seul qui permette la consolidation d'une démocratie ouverte et équitable. Si l'on raisonne à partir des exigences imaginaires du «système» plutôt qu'à partir des droits du peuple, nous n'instituerons jamais le type de libre concurrence des idées et des programmes politiques qui s'épanouit à l'abri d'une Constitution qui protège les droits politiques. Par exemple, en 2002, la Cour Suprême du Canada a annulé une loi régissant le statut des partis agréés et qui était de manière évidente discriminatoire contre les petits partis (Figueroa v. Canada). Elle jugea que la disposition sur le droit de vote dans la Constitution canadienne protégeait le droit de chaque citoyen à «jouer un rôle significatif dans le processus électoral» (32).

Combler notre retard sur le monde – et sur nous-mêmes.

Cet essai a examiné un défaut majeur et surprenant du système politique américain – l'absence de droit de vote. Seulement, en un certain sens, cet essai ne fait qu'effleurer la masse des difficultés. Il y a d'autres problèmes majeurs dans nos institutions. Le Sénat est la source d'une formidable inégalité dans la mesure où des États minuscules, comme le Delaware ou Rhode Island ont chacun deux sénateurs, alors que des États qui ont une population vingt fois plus importante, comme la Californie, le Texas ou New York, n'en ont également que deux. Plus grave, les tribunaux ont validé les processus par lesquels les partis politiques manipulent la carte électorale, ce qui permet aux politiciens de dessiner eux-mêmes leurs circonscriptions et celles de leurs amis politiques. Pour cette raison, le taux de réélection à la Chambre des Représentants est énorme, généralement au-delà de 95%. En 2004, sur les 435 sièges à renouveler, moins de 25 sont considérés comme étant réellement en jeu. Et je n'ai pas mentionné le problème de l'influence des intérêts privés sur les priorités du gouvernement, et qui contribue à supprimer toute compétition électorale authentique. Parce qu'elles sont corrompues, nos élections n'offrent pas véritable de choix politique.

Mais ces problèmes restent secondaires eu égard à la question première. Notre déficit démocratique structurel est la conséquence de ce que nous n'avons pas fait du droit de vote un droit constitutionnel. Dans le contexte contemporain, cet écart entre la norme internationale universellement reconnue et notre propre constitution est ironique. Les Etats-Unis furent la première nation à s'élever contre la tyrannie au nom de la représentation populaire. Notre nation a contribué à donner une signification concrète aux idées démocratiques de Rousseau, Voltaire et Montesquieu. Nos «pères fondateurs» révolutionnaires – Ben Franklin, Tom Paine et Thomas Jefferson – ont combattu pour obtenir le droit de voter. Plus récemment, c'est notre mouvement en faveur des droits civiques, né au Mississipi pour combattre l'oppression politique et l'apartheid, qui lança la formule «un homme, une voix» qui se répandit ensuite partout sur la planète, de la Pologne à l'Afrique du Sud.

Aujourd'hui, notre Constitution politique est fragile et incomplète au regard des principes du suffrage universel en vigueur un peu partout dans le monde. Nous sommes la seule nation au monde qui retire le droit de vote aux habitants de sa capitale. Nos règles de privation des droits civiques des condamnés sont archaïques comparées à celles des autres grandes démocraties. Nos systèmes électoraux sont totalement inefficaces et nos pratiques électorales découragent une véritable compétition entre les candidats.

Le monde fut choqué par le naufrage électoral de l'an 2000, et beaucoup d'Américains furent abasourdis de découvrir dans la décision de la Cour Suprême que nous n'avions pas de droit de vote constitutionnel lors de l'élection présidentielle. Mais personne n'aurait dû être surpris. Les preuves sont partout autour de nous. Un amendement constitutionnel protégeant le droit de vote est nécessaire non seulement pour éviter que ne se reproduise le chaos de l'élection de 2000 mais surtout pour garantir que notre gouvernement reste démocratique, alors que d'autres formes de gouvernement apparaissent aujourd'hui dans notre société : l'empire et l'État national-sécuritaire. Le «Congressional Black Caucus» a déjà endossé l'idée d'un amendement constitutionnel en faveur du droit de vote proposé par le Représentant Jesse Jackson Jr., et de nombreux autres membres du Congrès le soutiennent.

L'histoire des Etats-Unis peut être considérée comme une lutte permanente contre les structures de domination et d'exclusion en faveur d'une véritable démocratie égalitaire. Bon nombre des amendements qui ont été ajoutés à la Constitution depuis le «Bill of Rights» sont des amendements qui avaient pour finalité d'étendre la démocratie et le droit à la participation électorale. Les États ne peuvent pas introduire de discrimination contre les individus sur la base de la race (15ème amendement), du sexe (19ème). Mais ces amendements ad hoc ont un effet limité. Notre nation devrait aujourd'hui avoir la maturité politique d'inscrire le droit des citoyens à voter dans son texte juridique fondamental.


(28) 403 U.S. 431 (1971).
(29) 520 U.S. 351, 367 (1997).
(30) 523 U.S. 666 (1988).
(31) 504 U.S. 428, 438 (1992).
(32) Figueroa v. Canada, 227 D.L.R. (4th) 1; 2003, sec. 37.
Publicité
Commentaires
Archives
Publicité
Publicité