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Les Racines du Mal

18 novembre 2004

Genèse de l'humanité - La fin du juge et du coupable (Chapitre 3/4) -Fin

Eloge de l'humanisme

Les humanistes se font un devoir d'ignorer l'échange fondamental, qui est le principe même de la dénaturation : la transformation impérative de la force de vie en force de travail. En revanche, ils sont intarissables sur le confort et les aménagements que le négoce et sa philosophie introduisent, au fil des siècles, dans l'inhumain sacrifice de l'homme à l'économie.

Pénétrés des lumières que porte aux quatre coins du monde la marchandise universelle, ils célèbrent partout la grandeur et l'excellence de l'homme qui travaille à la parfaire. En un sens, qui est le leur, ils n'ont pas tort.

Indéniablement, l'idée d'un profit équitable pour tous a consolidé l'acquis des droits démocratiques, imposé sa loi à la loi du plus fort, atténué les injustices et les insatisfactions, ramené la paix dans la tourmente sociale des intérêts divergents. Qui songerait à se plaindre des libertés à l'ombre desquelles il est permis, sans trop de craintes, d'aimer, de boire, de manger, de parler, de penser, de s'exprimer, de se déplacer, de respirer ? Ne sais-je pas assez que sans elles je n'écrirais pas sans risquer la censure et l'autodafé ?

Je ne les raille pas dans ce que leurs limites autorisent, je refuse seulement leurs frontières, qui ne sont pas celles de l'humain mais du lucratif. Je leur reproche de n'être ni données, ni gagnées, quoi qu'il paraisse, mais de naître, de s'agencer, de s'imposer dans le processus de réalisation de l'économie. J'en veux à ces libertés-là de n'outrepasser jamais la libre circulation des biens, de se borner au droit de vendre, d'acheter, de servir selon l'offre et la demande. Avouer que de telles bontés se paient, c'est reconnaître à quel point elles se nient.

Il y a de l'imposture à réprouver la politique du bouc émissaire, en vigueur dans les comportements autoritaires et bureaucratiques, la xénophobie, le racisme, les sectarismes, quand on dédaigne de briser l'emprise économique qui brise le désir à sa racine.

Tant que ne se guérira pas cette blessure de l'être qui est la blessure de la jouissance écorchée, le grand exorcisme de la mort fera rejaillir sur les autres les larmes et le sang versés par chacun. Gardez-vous d'oublier qu'il existe, dans le palais des fêtes où la convivialité marchande célèbre les Droits de l'homme, une cave qui, à tout instant, peut servir de chambre à gaz.

La mort est la vraie justice égalitaire, comme la marchandise est la fin de l'homme qui la produit. Ce qui vit échappe au juste et à l'injuste parce qu'il échappe à l'économie.

Le combat contre l'injustice

La lutte contre les injustices a cessé de dissimuler ce qu'elle a toujours été : la conquête par les hommes d'une marchandise qui les conquiert et remplace par une forme humaine - par une abstraction - la réalité vivante qu'elle épuise.

Descendre dans la rue avec les armes de la revendication ? Pourquoi faire ? Pour réclamer des droits qui me seront accordés au prix de nouveaux renoncements, m'enrichiront à mes dépens et me feront une vie plus pauvre ?

Les gens se sont battus pendant des siècles pour l'égalité et ils prennent aujourd'hui conscience que la seule égalité effective est le devoir imposé à tous de se sacrifier pour travailler, et de travailler pour rien ou si peu, puisque l'avoir périclite, que le pouvoir ridiculise et que la survie s'ennuie.

Je ne me sens concerné que par la création d'un monde où il n'y a plus à payer.

Le travail et la mort

Ils se consolaient jadis des tourments de l'injustice en invoquant pour tous, riches et pauvres, grands et petits, fortunés et infortunés, puissants et misérables, la commune obligation de mourir. Dans le trépas s'accomplissait le rêve d'une justice égalitaire.

Maintenant que le travail est éprouvé comme une quotidienne et universelle perte de vie, il semble n'exister entre l'égalité devant la mort et l'égale obligation de sacrifier chaque jour que la différence entre paiement comptant et paiement différé. Les temps sont si propices à l'euphémisme que le sursis s'appelle ici facilité.

Leur justice relève de l'euthanasie, l'équitable répartition des droits et des devoirs agissant comme une dose létale injectée petit à petit. Et quelle consolation, pour ainsi dire «cosmique», dans le sentiment que la marchandise, cette chose morte vampirisant le vivant, étreint et éteint simultanément l'ensemble des espèces et la terre qui les nourrissait !

L'auto-punition

Se retrouver seul avec l'ombre d'une mort qui ne procède plus ni de Dieu, ni des Parques, ni même d'une loi naturelle mais d'un réflexe, conditionné par la nécessité économique, présente par bien des aspects un caractère heureux, une aubaine à saisir.

N'est-il pas permis, en effet, de démêler d'entre les gestes accomplis ceux qui mortifient l'existence par routine et ceux qui s'emploient à la raviver ? Mais quelle obstination il y faut ! Et combien auront la sincérité de s'avouer qu'ils exécutent le plus souvent sur eux-mêmes le jugement qui prescrit de mourir à soi-même, et auquel invite à souscrire un si dérisoire affairement parmi la vanité des êtres et des choses.

Tel qui milite contre la torture et la peine de mort s'avise un matin qu'il n'a jamais cessé de se navrer et de se tourmenter sur l'échafaud de sa culpabilité. Tel autre en appelle à la suppression des prisons, qui n'en finit pas de se verrouiller dans les bas-fonds de sa carapace caractérielle.

L'économie réalise si bien son essence, depuis qu'elle l'a ramenée de la transcendance céleste à l'immanence terrestre, qu'elle se concrétise dans l'existence économisée de chaque individu particulier. La conscience s'en éclaire, les choix se précisent. Il faut ou, se sentant juge, coupable, bourreau, programmer secrètement, et comme le prononcé d'une peine, l'infarctus, le cancer, la thrombose ou l'accident, ou bien s'emparer de chaque plaisir pour s'arroger une innocence qui n'a de compte à rendre à rien ni à personne.

Toute justice est coupable

Les hommes de l'économie n'ont d'autre recours qu'en cette justice immanente qui se prépare à les économiser dans la fin dernière d'une terre accédant à l'état de pure marchandise. Vous les reconnaîtrez aisément.

La peur et l'oppression les a si bien agenouillés qu'ils ne savent se dresser que pour mettre les autres à genoux, leur imputer leurs malheurs, les punir de la punition qu'ils s'infligent à longueur de journée. La vocation du sacrifice se nourrit du sacrifice d'autrui.

Ils expient, donc ils jugent. Leur jugement veut que s'abatte sur le monde entier l'agonie qu'ils s'imposent. C'est pourquoi ils ricanent quand la mort sort de sa manche les dés pipés de Tchernobyl et du sida. Tous les cris d'alarme leur sont bons, qui ajoutent d'aigrelettes sonorités aux rumeurs du jugement dernier. S'ils dénoncent la pollution de l'air, c'est encore pour ventiler l'atmosphère de culpabilité dans laquelle ils végètent.

Sous l'indifférence de l'homme d'affaires ou les indignations de l'insurgé suinte la même odeur d'existence méprisée, de vie défunte. Le parti de la mort a le plus grand respect pour le malheur, car il n'est rien de mieux, pour s'attirer de plus grandes infortunes, que de se résigner à en supporter de petites. Il n'arrive fatalement que des fatalités auxquelles nous nous sommes prédisposés.

Contre l'anti-terrorisme

Dans la toute-puissance de leur inhumanité, les Etats du passé ont engendré des héros qui, osant se dresser seuls contre le Léviathan, s'auréolaient, comme d'une lumière noire, de l'éclat d'une humanité opprimée.

Coeurderoy, Ravachol, Henry, Vaillant, Caserio, Bonnot, Soudy, Raymond-la-Science, Libertad, Mecislas Charrier, Pauwels, Marius Jacob (qui n'a jamais tué), Sabate, Capdevila et tant d'autres, je me suis dépouillé de l'admiration que je vous portais et mon affection s'en est accrue, car je perçois combien il en allait alors de la simple sauvegarde d'une vie de repousser dans l'autre sens le couteau que l'on vous mettait sur la gorge.

Il n'est plus vrai, aujourd'hui, dans le déclin précipité de toute forme d'autorité, que le poids de la servitude et de l'avilissement prête aux sursauts de la vie les armes de la mort. En revanche, je vois à quel point le réflexe suicidaire et le devoir de périr pour quelque cause confèrent de nouveaux crédits à un Etat de plus en plus discrédité, et redorent le blason délavé du pouvoir. Il suffirait du reste d'examiner à quel point le terrorisme a recueilli du bout du fusil la débilité des dernières idéologies pour reconnaître à quoi l'on a faire. Sexisme, racisme, marxisme, sectarisme, nationalisme, mysticisme, autoritarisme, affairisme offrent un assez bon reflet de ce qui reste en scène dans le théâtre politique, il suffit d'en siffler l'air aux badauds pour que les cabotins de l'ordre retrouvent un semblant de conviction.

L'Etat européen a déjà la disgrâce d'avoir sur les bras une armée que l'absence de guerre et d'émeute condamne au chômage, que ferait-il de sa justice, de sa magistrature, de sa police, de sa bureaucratie s'il perdait le terrorisme politique et le forfait de droit commun ?

La répression s'est toujours nourrie de l'inclination commune à se réprimer, qui fait la force des gouvernements. Et voilà qu'à l'instant où la cote de la culpabilité est en baisse, des activistes suicidaires sortent de sa léthargie un système de jugement dernier où l'on se tue en tuant les autres. Cui prodest ?

Jeter à bas ce qui s'effondre de soi, c'est offrir à sa propre agonie un lit au milieu des ruines. Que les morts fraient avec les morts dans le même culte de la charogne, dans ce refus de la vie qui est l'esprit de toutes les religions.

La nouvelle innocence abolit la culpabilité par la souveraineté du vivant.

La vie avant toutes choses

Si le vieux cri de «Mort aux exploiteurs !» ne retentit plus parmi les cités, c'est qu'il fait place à un autre cri, venu de l'enfance et d'une passion plus sereine : «La vie avant toutes choses !» Qu'il se propage, non dans les têtes mais dans les coeurs, et ne vous inquiétez plus de l'apathie où s'enlisent les archaïsmes de la soumision et de l'insoumission.

La joie d'appartenir à l'incessant renouvellement de la nature est le meilleur antidote aux contraintes quotidiennes de l'exploitation et de la dénaturation. C'est le moment de l'innocence où l'enfant se révèle à soi-même, avant que l'éducation fasse payer le plaisir de naître par l'obligation de travailler. Là gît le secret dénouant la chaîne de remords, de sacrifices, de maladies, de frustrations et d'agressivités que forge anneau par anneau le libre-échange des culpabilités.

La clémence

A quel mobile obéissait-il le geste de clémence que les hagiographies attribuent à l'un ou l'autre potentat, monarque, général ou homme d'Etat ? A l'escompte d'un profit spirituel, à un bénéfice moral qui est, dans leur système de plus-value, ce que le pouvoir est à l'argent. N'est-il pas arrivé, pourtant, qu'il se glissât sous la froideur du calcul une vraie générosité, un élan d'authentique gratuité, comme si le souffle de l'humain n'attendait qu'une fissure dans la carapace autoritaire pour reprendre son inspiration ?

Or la fissure s'est accentuée avec le démantèlement de l'autorité. Le prix du pardon a baissé avec le prix de l'offense. De sorte que les effusions de la générosité naturelle se trouvent de plus en plus fréquemment quittes des comptabilités de l'ascendance. Que l'on soucie moins d'être payé en retour signifie aussi que l'idée de récompense et de châtiment s'efface peu à peu devant les exubérances de la tendresse, de l'affection, de l'amour.

Apprendre à tenir de soi seul la grâce d'aimer et d'être aimable dispense d'attendre aucune grâce de rien ni de personne.

Contre le châtiment

Le châtiment ne dissuade pas du crime, il le stimule. Il fonde une surenchère compétitive où le coupable rend sur les autres une justice que les autres rendront sur lui. Le criminel n'agit-il pas comme un juge implaccable ? Il condamne, punit, grâcie ou exécute sa victime sans déroger à la loi d'une justice universelle. Son forfait le salarie et il sait qu'il en acquittera l'impôt s'il est arrêté.

Telle est la logique imparable des échanges, elle se reproduit sans fin. Néanmoins, ce n'est pas une loi humaine, c'est seulement la loi d'une économie où tout se paie.

Condamner la violence, le viol, l'attentat et en appeler à une légalité qui tue, emprisonne, viole et tourmente, c'est entrer dans l'inhumanité d'un marché nommé justice, c'est se résigner, avec un secret sentiment de vengeance, à se comporter en juge et en criminel.

Si contraint que je puisse me trouver de travailler pour survivre et, dans la même occurrence, de réagir violemment pour me défendre - car il ne s'agit pas de tolérer quelque menace que ce soit -, on ne me fera aquiescer ni à la vertu du travail ni au bien-fondé du talion. Une civilisation qui a la prétention de créer son humanité se renie si elle ne met tout en oeuvre pour briser le cycle du crime et du châtiment, pour en finir avec la justice.

J'ai beau être entraîné, à certaines heures du jour et de la nuit, dans un jeu dont les règles appartiennent à l'universalité mercantile, je n'ai pas choisi d'y entrer, je ne me soucie pas d'y perdre ou d'y gagner, il ne me convient que d'en sortir. Il se moque bien de juger et d'être jugé celui qui, cueillant le hasard des plaisirs, évite les chemins battus de l'autopunition et de ses exorcismes.

La culpabilité nourrit la violence

Qu'il n'y ait plus de coupables mais seulement des erreurs, car il n'est pas d'erreur qui ne contienne en soi sa correction. Même le plus irréparable des actes criminels, l'assassinat, a plus de chances de s'effacer des moeurs par une attitude qui privilégie la vie, à commencer par celle du meurtrier, qu'en perpétuant l'ombre poisseuse du châtiment, du rachat, de l'expiation.

Mettez autant d'énergie à éloigner les sentiments de culpabilité que vous en déployez pour les entretenir, et vous ferez reculer la violence brutale ou sournoise de la mort plus sûrement qu'en la réprimant. Cette violence-là n'est que l'inversion de la volonté de vivre, elle ne participe pas de la nature humaine mais de sa dénaturation, elle n'entre pas dans la création de l'homme par l'homme mais dans le système d'exploitation généralisée qu'impose la suprématie du travail sur la jouissance.

Abolir les prisons

Le règne odieux des prisons ne finira pas sans que chacun apprenne à ne plus s'emprisonner dans un comportement économisé par les réflexes de profit et d'échange.

Moins l'animalité s'encagera dans les raideurs du caractère, s'enrageant de perpétuelles frustrations, mieux elle ouvrira les portes de la jouissance à de progressifs affinements, et plus apparaîtra à tous l'horreur d'enclore dans des cachots des condamnés qui y croupissent non pour leurs méfaits mais parce qu'ils exorcisent les démons qu'embastillent en eux les honnêtes gens.

Quant aux progrès que l'humanisme appelle de ses voeux, ils ont de quoi faire frémir. Si les prisons disparaissent alors que la jouissance n'est pas restaurée dans ses droits, elles céderont seulement la place à des institutions psychiatriques aérées, en accord avec les thérapeutiques qui anesthésient chez les condamnés au travail quotidien la violence des frustrations.

Le temps n'est-il pas venu de se mettre si bien dans l'amour de soi que, arrivant à se souhaiter du fond du coeur beaucoup de bonheur, on s'attache aux autres par le bonheur même qui leur échoit, on les aime par la faveur d'aimer qu'ils se dispensent ?

Je ne supporte pas d'être abordé par le rôle, la fonction, le caractère, l'instantané qui me fixe et m'emprisonne dans ce qui n'est pas moi. Quelle rencontre espérer en un lieu où l'obligation d'être en représentation empêche que je sois jamais ?

Seule m'importe la présence du vivant, où convergent toutes les libertés qu'aucun jugement n'a le pouvoir de mettre en état d'arrestation.

Dénouer les liens

Les questions sans réponse sont le plus souvent des noeuds que le temps arrive le mieux à dénouer, parce que, emmêlé dans les torsions d'un monde à l'envers, elles se remettent à l'endroit lorsque vient le moment où le vivant se rajuste.

Comme l'insoluble obéit à une logique qui n'a d'ultime solution qu'en la mort, il existe à toute interrogation une résonance inouïe qu'apporte le sentiment de joie et de bonheur. En ce sens, rien n'est moins futile que la tendresse d'un regard, le goût du café matinal, un trio de Boccherini, une aria de Mozart, un rayon de soleil parmi les frondaisons, l'effleurement d'une main aimée, l'odor amoris plus éloquente que les mots d'amour. C'est là que reprennent force tant de désirs découragés par les circonstances hostiles à leur accomplissement, c'est là que, s'exhortant à ne pas céder au renoncement et à désirer sans fin, ils libèrent des contorsions de l'amertume et de l'insatisfaction les questions que chaque jour pose dans l'inextricable doute de soi.

Le plaisir brise le temps linéaire où la vie s'écoule au rythme de l'économie, selon la chaîne des échanges, au fil des paiements étalés de la justice immanente. Ce qui est dû par contrainte et nécessité, il n'y a que la gratuité des jouissances pour le comprendre et, inséparablement, le transformer.

Le plaisir est à la source d'une inébranlable confiance en soi, le contraire de la foi en un Dieu ou une Cause, c'est-à-dire en l'économie menant le monde. Un désir exaucé en engendre dix autres avec la promesse d'un même bonheur. C'est pourquoi l'homme heureux ne découvre en lui aucune raison de souhaiter la mort ou le châtiment de quiconque.

Contre le respect dû à la vie

Voulez-vous perpétuer le mépris de la vie ? Imposez son respect ! Le vieil impératif «Tu ne tueras point» n'est-il pas la pierre commémorative de tous les charniers ?

Chaque fois que l'adulte s'érige en guide autoritaire de l'enfant, il ne lui communique que son incompréhension. Je n'en veux pour preuve que cette cruauté si longtemps imputée à l'enfance comme un trait de nature et qui n'a jamais été que l'effet d'une éducation.

Taxer de sadisme le comportement de l'enfant de deux ans qui écrase volontairement une colonne de fourmis relève des aberrations de cette pensée si bien séparée du vivant qu'elle voit l'empreinte de la mort à l'endroit même où la vie cherche à tâtons sa voie incertaine.

En écrasant les bêtes qui vont et viennent, le petit s'initie en fait au mystère du mouvement et de l'immobilité. Sous son pied, la ligne en déplacement s'arrête, se fige en une série de pointillés. La même approche ludique de la connaissance l'incite à saisir le chat par la queue, à arracher les feuilles d'une plante. A quoi rime donc le concert de réprimandes, de reproches, d'indignations attristées ? Il a pour effet de changer une expérience à laquelle il ne manquait que du discernement en un état de malaise où la culpabilité se glisse avec les secrètes sollicitations de l'interdit.

Le plaisir de la découverte innocente pétrifie soudain l'enfant sous le regard d'une réprobation médusante. Voilà qu'on cesse de l'aimer à l'instant où de nouvelles notions avaient besoin de l'amour pour être interprétées et entrer dans un savoir plus vaste. La répression soudaine enclenche un réflexe de transgression, le plaisir s'englue dans l'angoisse, une pierre s'ajoute à la citadelle névrotique des années à venir où les jouissances s'emprisonneront pour se tourmenter, se détruire et se satisfaire négativement. Le sadisme ordinaire commence là.

La logique mercantile de la concurrence suppose toujours de l'intelligence à ce qui, prenant le contre-pied d'une bêtise bien établie, n'est, dans sa modernité, que la même bêtise a contrario. Que l'attitude autoritaire et répressive des adultes fasse des enfants dissimulés et sournois a de la sorte mis à la mode pour un temps la théorie du «laisser faire» que la piédiatrie américaine vulgarisa avec succès. Comme si accorder à l'enfant la liberté de se défouler en tourmentant les bêtes n'impliquait pas qu'il subît dans le même temps l'effet des culpabilités et des frustrations parentales. Il est vrai qu'une franche et nécesaire cruauté servait bien les desseins d'une génération occupée à expérimenter l'incidence du napalm sur la progression des fourmis vietnamiennes. Chaque fois que la nature est appelée à la rescousse pour justifier un comportement social, il est curieux que l'exemple végétal ou animal illustre toujours l'appropriation, la loi du plus fort, l'affrontement concurrentiel, toutes choses fort utiles à l'économie.

Si l'expérience des êtres et des choses comporte un risque de cruauté, n'est-ce pas le propre d'une éducation humaine d'y parer ? Pour démontrer l'existence d'une gravitation universelle, il n'est pas indispensable de précipiter un homme par la fenêtre d'un cinquième étage ; ni de recourir à une mise à mort pour expliquer le mouvement et l'immobilité.

De même que la chasse photographique dispense de tuer et accroît le plaisir de parcourir les bois, de se poster à l'affût, de saisir un instant de vie, de même une conscience du vivant se propage peu à peu et tisse un subtil réseau de connivence entre la jouissance de soi et la plante, le cristal, la bête, la ligne d'un paysage, la forme d'un nuage, l'objet né du génie artisanal.

L'enfant qui jette par terre une coupe en baccarat éprouve à la fois les limites d'un matériau et de la garantie affective. La réprobation brutale ajoutée au constant de fragilité du verre ouvre moins les portes de la connaissance que celles de l'angoisse et de l'envie morbide de détruire pour attirer l'attention.

En revanche, le sentiment, aisément perceptible par l'enfant, qu'il y a maladresse et non pas faute engendre au fil d'une sympathie rassurante une compréhension qui est la compréhension humaine par excellence : la qualité du verre, sa forme, sa lumière, la vie secrète qu'y ravive le plaisir de s'en servir concrétisent une présence qui est l'ubiquité du vivant, une ubiquité jadis usurpée par les dieux, le ciel, l'esprit, l'intellect.

Raoul Vaneigem - 1989

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4 novembre 2004

Du droit de vote en Amérique (1/3)

Une république en lambeaux : la faiblesse de la démocratie politique aux Etats-Unis
Jamin Raskin
Octobre 2004 - En Temps réel (Cahier n°17)

(Lire les première et seconde parties dans une nouvelle fenêtre)

LES PETITS PARTIS ET LES CANDIDATS INDEPENDANTS DOIVENT FAIRE FACE A D'IMPORTANTES RESTRICTIONS DE NATURE DISCRIMINATOIRE A LEUR ENDROIT. DANS LES FAITS, IL LEUR EST IMPOSSIBLE DE CONTESTER LA SUPREMATIE DES DEUX GRANDS PARTIS.

L'absence de droit de vote de statut constitutionnel a permis à la Cour Suprême d'ignorer les droits politiques de tous les Américains qui souhaiteraient s'attaquer à la domination des deux grands partis. A chaque fois que les États ont imposé des règles discriminatoires à l'égard des partis indépendants, la Cour les a acceptées comme forme «raisonnable» de défense du système bipartisan qu'elle considère comme système officiel et obligatoire, alors même que la Constitution ne mentionne pas les partis politiques et encore moins le système bipartisan.

C'est en 1971 que la Cour Suprême fixa cette doctrine bien peu démocratique, en réponse à la contestation par le Socialist Workers Pary (SWP) des règles discriminatoires d'accès à l'élection en Géorgie (arrêt Jenness v. Fortson) (28). Selon ces règles, les candidats des partis qui avaient obtenu au moins 20% des suffrages dans l'élection la plus récente avaient automatiquement droit à participer à l'élection suivante. Les Candidats qui ne remplissaient pas ces critères devaient obtenir les signatures d'au moins 5% des électeurs inscrits sur les listes électorales lors de la dernière élection. Ainsi, Linda Jenness, candidate du SWP au poste de Gouverneur, eut à recueillir plus de 10.000 signatures pour se porter candidate. Etant donné le taux habituel de signatures invalidées, Jenness dut en fait recueillir plus de 100.000 signatures pour atteindre l'objectif. Un candidat au mandat de Représentant devait pour sa part obtenir 13.000 signatures. Quiconque a essayé d'obtenir les signatures de collègues pour envoyer une carte collective, par exemple à un collège malade, ou a essayé de faire signer par tous les membres de sa famille une carte d'anniversaire, peut comprendre ce que représente le fait de demander à un candidat de réunir plusieurs dizaines de milliers de signatures de la part de citoyens majoritairement acquis aux grands partis. La signature doit en plus être accompagnée du nom, de l'adresse exacte et code postal. Tout cela pour avoir le droit de participer à un scrutin où les candidats des grands partis n'ont qu'à produire leur seule signature.

Pourtant, dans l'arrêt Jenness, la Cour Suprême a confirmé l'incroyable système mis en place par l'État de Géorgie, et cela sans fournir aucune explication convaincante. Pourquoi faudrait-il que les partis politiques aient à démarcher les électeurs d'autres partis pour obtenir leur signature et avoir le droit de se présenter aux élections ? Non seulement cette décision validait une loi de l'État de Géorgie qui a dans les faits rendu impossible dans cet État toute tierce candidature aux élections pour le Congrès depuis 1943, mais en plus elle rendait légale la discrimination politique dans tout le pays. En 2004, la menace que représente Ralph Nader pour John Kerry a conduit les avocats du Parti Démocrate à travers le pays à une longue et laborieuse entreprise de contestation des signatures qu'il a rassemblées. Mais pourquoi les électeurs de Floride auraient-ils le droit de voter pour Nader et pas ceux du Nouveau-Mexique ? Quel rapport y a-t-il entre des signatures obtenues à l'aveugle et les capacités d'un candidat à occuper une fonction publique ? Ces luttes incessantes sur l'accès au scrutin reflètent la faiblesse de la protection constitutionnelle des droits des citoyens.

La Cour Suprême a systématiquement autorisé les États à appliquer des règles permettant la manipulation et la discrimination envers les petits partis et les candidats indépendants. Dans son arrêt Timmons v. Twin Cities Area New Party (1997), la Cour a validé à 6 voix contre 3 la loi «anti-fusion» de l'État du Minnesota. Cette loi interdit aux partis politiques de sa rassembler pour établir des candidatures croisées, une pratique courante au XIXème siècle, et qui contribua à la vigueur des petits partis progressistes. Plutôt que de partir du droit fondamental de chaque citoyen à voter, et qui implique le droit pour tout groupe de citoyens à s'organiser collectivement pour présenter le candidat de son choix, le Juge Rehnquist – Président de la Cour Suprême – analysa l'affaire sous la loupe de l'exigence de «stabilité politique» et du système bipartisan : «L'assemblée de l'État du Minnesota est autorisée par la Constitution à considérer que le meilleur moyen de préserver la stabilité politique est de protéger le système bipartisan» (29). Ainsi, il est affirmé que l'État a un intérêt légitime à promouvoir les deux partis principaux et à limiter les droits des citoyens à s'organiser comme ils l'entendent pour présenter les candidats qu'ils souhaitent. Sans droit de vote constitutionnel, le scrutin appartient aux États – pas aux citoyens.

Depuis, la Cour soutient résolument la discrimination partisane ouverte qui imprègne notre système politique. Dans un arrêt scandaleux – Arkansas Educational Television Commission v. Forbes (1998) – la Cour a validé l'exclusion d'un candidat indépendant au poste de Représentant au Congrès d'un débat télévisé organisé par une télévision publique où seuls figuraient ses adversaires démocrates et républicains (30). La majorité de la Cour approuva cette exclusion sur la base du manque de «viabilité» présumé de sa candidature. C'est un jugement de nature bureaucratique et totalement arbitraire, d'autant plus que le même candidat avait obtenu 46% des voix deux ans auparavant en tant que candidat républicain au poste de Gouverneur adjoint. Mais l'évaluation circulaire et de nature auto-réalisatrice de la «viabilité» du candidat, fondée notamment sur ses finances (qui étaient pourtant plus importantes que celles de plusieurs candidats des deux grands partis dans d'autres circonscriptions) et sur la perception des commentateurs institutionnels, a permis d'inverser le rapport qui devrait exister entre les citoyens et le gouvernement dans une démocratie. C'est le peuple qui devrait déterminer quel candidat est «viable», à partir de ses déclarations de campagne et des débats publics. C'est aux électeurs qu'il devrait revenir de choisir le jour de l'élection. Ce ne devrait pas être au gouvernement de décider à l'avance qui est viable et d'interdire l'accès à l'espace public à ceux qui ne correspondent pas à des critères arbitraires déterminés par des responsables administratifs non-élus.

La Cour Suprême a même autorisé des restrictions encore plus marquées au droit d'accès à l'élection. Dans l'arrêt Burdick v. Takushi (1992), la Cour a autorisé l'État de Hawaï à restreindre l'accès à l'élection pour favoriser les deux principaux partis. Les bulletins de vote sur lesquels les électeurs inscrivent à la main le nom d'autres candidats sont tout simplement exclus. Malgré la rudesse de ce procédé, la Cour a expliqué sans sourciller qu'il constitue «une règle raisonnable et respectant la neutralité politique visant à canaliser l'expression politique lors des élections» (31). Comme Hawaï, de nombreux autres États interdisent dorénavant les bulletins libres – ce qui constitue une autre preuve que les élections aujourd'hui n'appartiennent pas au peuple, mais aux États. Même s'il est rare qu'un candidat remporte une élection grâce à l'inscription spontanée de son nom sur les bulletins de vote, il n'est pas juste de retirer aux citoyens le droit de déposer dans l'urne un bulletin pour le candidat qu'ils ont choisi.

Ces décisions indéfendables de la Cour Suprême résultent logiquement de l'absence de droits civiques positifs dans notre Constitution. L'inclusion dans la Constitution du droit de vote permettrait de modifier le traitement des affaires décrites précédemment. En l'état, la Cour Suprême raisonne à rebours et à l'envers à partir des nécessités supposées de la défense du système bipartisan et de la stabilité politique, au lieu de partir des droits politiques essentiels des citoyens et de raisonner à partir des besoins liés à leur affirmation. Ce second point de vue est le seul qui permette la consolidation d'une démocratie ouverte et équitable. Si l'on raisonne à partir des exigences imaginaires du «système» plutôt qu'à partir des droits du peuple, nous n'instituerons jamais le type de libre concurrence des idées et des programmes politiques qui s'épanouit à l'abri d'une Constitution qui protège les droits politiques. Par exemple, en 2002, la Cour Suprême du Canada a annulé une loi régissant le statut des partis agréés et qui était de manière évidente discriminatoire contre les petits partis (Figueroa v. Canada). Elle jugea que la disposition sur le droit de vote dans la Constitution canadienne protégeait le droit de chaque citoyen à «jouer un rôle significatif dans le processus électoral» (32).

Combler notre retard sur le monde – et sur nous-mêmes.

Cet essai a examiné un défaut majeur et surprenant du système politique américain – l'absence de droit de vote. Seulement, en un certain sens, cet essai ne fait qu'effleurer la masse des difficultés. Il y a d'autres problèmes majeurs dans nos institutions. Le Sénat est la source d'une formidable inégalité dans la mesure où des États minuscules, comme le Delaware ou Rhode Island ont chacun deux sénateurs, alors que des États qui ont une population vingt fois plus importante, comme la Californie, le Texas ou New York, n'en ont également que deux. Plus grave, les tribunaux ont validé les processus par lesquels les partis politiques manipulent la carte électorale, ce qui permet aux politiciens de dessiner eux-mêmes leurs circonscriptions et celles de leurs amis politiques. Pour cette raison, le taux de réélection à la Chambre des Représentants est énorme, généralement au-delà de 95%. En 2004, sur les 435 sièges à renouveler, moins de 25 sont considérés comme étant réellement en jeu. Et je n'ai pas mentionné le problème de l'influence des intérêts privés sur les priorités du gouvernement, et qui contribue à supprimer toute compétition électorale authentique. Parce qu'elles sont corrompues, nos élections n'offrent pas véritable de choix politique.

Mais ces problèmes restent secondaires eu égard à la question première. Notre déficit démocratique structurel est la conséquence de ce que nous n'avons pas fait du droit de vote un droit constitutionnel. Dans le contexte contemporain, cet écart entre la norme internationale universellement reconnue et notre propre constitution est ironique. Les Etats-Unis furent la première nation à s'élever contre la tyrannie au nom de la représentation populaire. Notre nation a contribué à donner une signification concrète aux idées démocratiques de Rousseau, Voltaire et Montesquieu. Nos «pères fondateurs» révolutionnaires – Ben Franklin, Tom Paine et Thomas Jefferson – ont combattu pour obtenir le droit de voter. Plus récemment, c'est notre mouvement en faveur des droits civiques, né au Mississipi pour combattre l'oppression politique et l'apartheid, qui lança la formule «un homme, une voix» qui se répandit ensuite partout sur la planète, de la Pologne à l'Afrique du Sud.

Aujourd'hui, notre Constitution politique est fragile et incomplète au regard des principes du suffrage universel en vigueur un peu partout dans le monde. Nous sommes la seule nation au monde qui retire le droit de vote aux habitants de sa capitale. Nos règles de privation des droits civiques des condamnés sont archaïques comparées à celles des autres grandes démocraties. Nos systèmes électoraux sont totalement inefficaces et nos pratiques électorales découragent une véritable compétition entre les candidats.

Le monde fut choqué par le naufrage électoral de l'an 2000, et beaucoup d'Américains furent abasourdis de découvrir dans la décision de la Cour Suprême que nous n'avions pas de droit de vote constitutionnel lors de l'élection présidentielle. Mais personne n'aurait dû être surpris. Les preuves sont partout autour de nous. Un amendement constitutionnel protégeant le droit de vote est nécessaire non seulement pour éviter que ne se reproduise le chaos de l'élection de 2000 mais surtout pour garantir que notre gouvernement reste démocratique, alors que d'autres formes de gouvernement apparaissent aujourd'hui dans notre société : l'empire et l'État national-sécuritaire. Le «Congressional Black Caucus» a déjà endossé l'idée d'un amendement constitutionnel en faveur du droit de vote proposé par le Représentant Jesse Jackson Jr., et de nombreux autres membres du Congrès le soutiennent.

L'histoire des Etats-Unis peut être considérée comme une lutte permanente contre les structures de domination et d'exclusion en faveur d'une véritable démocratie égalitaire. Bon nombre des amendements qui ont été ajoutés à la Constitution depuis le «Bill of Rights» sont des amendements qui avaient pour finalité d'étendre la démocratie et le droit à la participation électorale. Les États ne peuvent pas introduire de discrimination contre les individus sur la base de la race (15ème amendement), du sexe (19ème). Mais ces amendements ad hoc ont un effet limité. Notre nation devrait aujourd'hui avoir la maturité politique d'inscrire le droit des citoyens à voter dans son texte juridique fondamental.


(28) 403 U.S. 431 (1971).
(29) 520 U.S. 351, 367 (1997).
(30) 523 U.S. 666 (1988).
(31) 504 U.S. 428, 438 (1992).
(32) Figueroa v. Canada, 227 D.L.R. (4th) 1; 2003, sec. 37.
4 novembre 2004

Du droit de vote en Amérique (1/2)

Une république en lambeaux : la faiblesse de la démocratie politique aux Etats-Unis
Jamin Raskin
Octobre 2004 - En Temps réel (Cahier n°17)

(Lire la première partie dans une nouvelle fenêtre)

A CHAQUE ELECTION, DES MILLIONS D'AMERICAINS SONT PRIVES DE LEUR DROIT DE VOTE A CAUSE DE MANOEUVRES POLITICIENNES POUR ANNULER DES BULLETINS DE VOTE, A CAUSE D'OBSTACLES POUR S'INSCRIRE SUR LES LISTES ELECTORALES OU DE MOYENS TECHNIQUES DEFECTUEUX. CES OBSTACLES SONT MANIGANCES OU TOLERES PAR LES COMMISSIONS ELECTORALES QUI AGISSENT, DANS LE SYSTEME ACTUEL, SOUS LE COUVERT D'UNE LARGE IMPUNITE.

Parce qu'aux Etats-Unis, le droit de vote n'est pas garanti par la Constitution, il n'y a pas de commission électorale nationale dont la tâche est de garantir l'impartialité des élections et de protéger le droit à la participation électorale. Au lieu de cela, nous avons des milliers de responsables désignés par les partis au niveau des États ou au niveau local – des gens comme le Secrétaire d'État de Floride en 2000 - Katherine Harris - co-présidente du comité de soutien à George Bush dans cet État. Nous n'avons pas de scrutin national, mais un labyrinthe de scrutins locaux. Nous n'avons pas de système électoral unifié – les moyens techniques mis en oeuvre allant des cartes perforées à la lecture optique des bulletins, sans oublier les ordinateurs «boîtes noires», qui ne délivrent pas de confirmation écrite, et donnent des cauchemars à beaucoup en ce moment. Ces systèmes de vote sont en général conçus non pas par des organismes publics, mais par des entreprises privées, dont beaucoup sont dirigées par des individus très engagés politiquement. Le PDG de Diebold Corporation, le principal fabriquant des nouvelles machines à voter, a récemment passé un week-end au ranch du Président Bush et a écrit une lettre de soutien dans laquelle il s'engageait à faire gagner Bush dans l'Ohio.

Dans cette jungle électorale, le droit de vote est affaibli, et les injustices pullulent. Nos suffrages sont perdus, ignorés, mal décomptés ou détruits à chaque élection. La réalité de ces pratiques scandaleuses est apparue au grand jour en Floride en 2000. Le journaliste Greg Palast a montré que près de 50.000 personnes – dont la moitié était soit des Afro-américains soit des Latinos – furent accusés à tort d'avoir déjà fait l'objet d'une condamnation pour crime et dès lors retirés des listes électorales avant l'élection. Ce travail a été effectué par une compagnie privée à la demande de la Secrétaire d'État Katherine Harris (9). Ces 50.000 personnes venaient déjà en plus des 600.000 condamnés déjà privés de leur droit de vote par la loi. Après l'élection, l'État promit de rétablir dans leur bon droit ces électeurs et de faire en sorte que de tels agissements ne se reproduisent pas. Mais, entre temps, le résultat de l'élection présidentielle avait été tranché et un nouveau gouvernement formé grâce à ces manipulations.

D'autres irrégularités sont à déplorer. En Floride, des milliers d'électeurs qui se rendirent bien dans les bureaux de vote se trompèrent de candidat à cause de cartes perforées mal conçues (les célèbres bulletins «butterfly»). A cause d'instructions ambiguës, des dizaines de milliers d'autres électeurs désirant voter pour Al Gore furent amenés à écrire son nom sur le bulletin. Ces bulletins furent mis de côté et oubliés (10). Et, bouquet final, 175.000 bulletins ne furent tout simplement pas décomptés à cause de problèmes techniques rendant leur lecture impossible. Bien que la Cour Suprême de Floride eût ordonné un nouveau décompte, la Cour Suprême des Etats-Unis arrêta rapidement tout à une courte majorité (5 contre 4).

La Floride ne fut en rien une exception. Au contraire. Selon un programme de recherche conjoint du CalTech et du MIT sur les techniques électorales, entre quatre et six millions de suffrages furent perdus au cours de l'élection de 2000 (11). A l'échelle du pays, autour de deux millions de bulletins ne furent jamais décomptés à cause d'équipements défectueux ou d'instructions confuses. Entre 1,5 et 3 millions d'électeurs n'eurent pas accès au scrutin à cause d'erreurs dans l'établissement des listes électorales. Près de 1,2 million de personnes ne purent voter à cause de problèmes divers dans les bureaux de vote (pannes des machines, horaires inadéquats, négligence, manque de personnel, manque de moyens). Le rapport montre que les problèmes sont encore plus sérieux pour les élections locales que pour les élections nationales (12).

Le chaos des élections de l'an 2000 eut comme seul résultat de convaincre de la nécessité de réformes d'ordre technique. La loi «Help America Vote Act» (HAVA) de 2002 consacra des millions de dollars au remplacement des machines à carte perforée par des machines électroniques, et, plus important, imposa aux États de mettre en place une législation permettant aux citoyens de voter même en cas de problème dans les bureaux de vote.

Mais la loi HAVA ne changea pas fondamentalement les choses en ce qui concerne le droit de vote, et par certains côtés, elle dégrada encore les choses pour les électeurs. Elle ne créa aucun moyen de recours pour les électeurs exclus à tort des listes électorales, ni aucune sanction – civile ou pénale – en cas de violation du droit de vote par les responsables en charge des procédures électorales. Il n'y a rien de vraiment substantiel dans cette loi pour protéger le droit de vote des citoyens contre les manipulations éventuelles.

Certains traits de la loi HAVA ont déjà des effets dommageables. La règle imposant l'existence d'un fichier centralisé des électeurs dans chaque État permet plus facilement de lancer des procédures d'exclusion des listes électorales, sur le modèle de ce qui a été fait en Floride en 2000. Martin Luther King III, président de la «Southern Christian Leadership Conference» et Greg Palast ont récemment écrit dans le Baltimore Sun qu'à cause de cette loi «injustement nommée Help America Vote, tous les États doivent copier avant 2004 le système de fichier électoral centralisé et informatisé qui existait en Floride». Dans le même temps, «les agissements des 50 Secrétaires d'États sont peu contrôlés, et les tentations d'éliminer des listes électorales les électeurs du parti opposé sont grandes. Les Afro-américains, dont les suffrages se portent massivement sur un seul parti, sont une cible évidente et facile» (13).

L'avocate spécialisée dans les affaires électorales Anita Earls a souligné les multiples risques contenus dans les nouvelles dispositions anti-fraudes de la loi HAVA (14). La nouvelle règle concernant l'identification des électeurs impose aux électeurs désirant s'inscrire sur les listes électorales de fournir un permis de conduire ou les quatre derniers chiffres de leur numéro de sécurité sociale. Lors de la demande d'enregistrement, les données fournies sont comparées avec les données existantes dans le fichier des permis de conduire de l'État (15). S'il n'y a pas correspondance parfaite entre les informations fournies par l'électeur et le fichier des permis de conduire, alors, d'après une circulaire du Ministère de la Justice, la demande d'inscription sur les listes électorales «doit» être refusée (16). Mais il y a de nombreux cas où cette non correspondance peut se produire pour de bonnes raisons. Lors d'un mariage, par exemple, il faut un certain délai avant que le fichier des permis de conduire soit actualisé avec le nouveau nom de la mariée. Entre temps, une femme qui a pris le nom de son mari ne peut donc plus s'inscrire sur les listes électorales.

Un autre problème est apparu récemment, à propos des «bulletins conditionnels». La loi HAVA permet à un électeur dont le nom n'apparaît pas sur la liste électorale de déposer tout de même son bulletin de vote. Une recherche administrative doit alors être diligentée pour déterminer si l'électeur avait bien le droit de voter. Si la réponse est positive, alors le bulletin est pris en compte. Mais de nombreux États ont décidé d'annuler ces bulletins dès lors qu'ils auront été déposés dans le mauvais bureau de vote, même si l'électeur en question a bien le droit de voter dans l'État. C'est une interprétation scandaleuse de la loi, mais rien ne peut être fait pour la changer.

Sans droit de vote protégé par la Constitution et accordant systématiquement le bénéfice du doute aux électeurs, il est facile de retourner les dispositions du droit électoral contre les électeurs. Les tentations sont fortes pour les responsables électoraux, souvent très politisés, et elles augmentent à mesure que le jour de l'élection s'approche. L'histoire des élections aux Etats-Unis montre que les responsables en exercice sont souvent très accommodants à l'égard des pratiques électorales douteuses servant leurs intérêts ou ceux de leur parti. Pendant ce temps, l'intérêt du Congrès pour le sujet varie en fonction des programmes des partis et des impératifs des priorités du moment. Seul un amendement de la Constitution fédérale applicable par les tribunaux obligera les États à mettre en oeuvre les réformes nécessaires pour assurer aux électeurs des procédures électorales dignes de confiance. Seul un amendement de la Constitution fédérale pourrait jeter les bases d'une Commission électorale nationale et indépendante, d'un scrutin national, d'un système électoral national et d'un décompte national, toutes choses dont nous ne disposons pas encore.

PLUS DE HUIT MILLIONS DE CITOYENS AMERICAINS, DONT UNE MAJORITE D'AFRO-AMERICAINS ET D'HISPANIQUES, DEMEURENT ABSOLUMENT PRIVES DE LEUR DROIT DE VOTER A CAUSE DE REGLES DIVERSES QUE LES TRIBUNAUX ONT VALIDE SUR LA BASE DE LA CONSTITUTION.

A la différence des dénis de droit de vote qui ont affecté de manière aléatoire des millions de gens en 2000, il y un déni de droit de vote institutionnel beaucoup plus vaste et qui fait rarement les gros titres des journaux. Plus de 8 millions d'Américains, dont une majorité appartenant à des minorités ethniques ou raciales, font partie de catégories d'individus privés du droit de voter par la loi. Cela représente une population plus importante que la population combinée du Wyoming, du Vermont, de l'Alaska, du Dakota du Nord, du Dakota du Sud, du Montana, du Delaware, du Maine et du Nebraska. Ces exclus se répartissent en trois groupes :

Il y a 570.898 citoyens américains - contribuables et pouvant être appelés sous les drapeaux - vivant dans le District de Columbia qui ne disposent d'aucune représentation au Congrès. Bien que les habitants de Washington paient plus d'impôts fédéraux par tête que les résidents de n'importe quel autre État à l'exception du Connecticut, bien qu'ils puissent être soumis à la conscription et voter lors des élections présidentielles (d'après les termes du 23ème amendement), il leur a été toujours refusé d'être représentés au Congrès. C'est une double injustice puisque le Congrès n'est pas seulement leur instance législative nationale, mais aussi leur assemblée locale d'après les termes de la «District Clause» de la Constitution fédérale (U.S. Const. Art. I, 17, cl. 8), qui accorde au Congrès un pouvoir exclusif sur le District. Les résidents du District de Columbia ont seulement un délégué sans droit de vote à la Chambre des Représentants, la député Eleanor Holmes Norton. Celle-ci est très active, mais elle n'est pas parvenue pour l'instant à faire reconnaître le principe de l'égalité démocratique pour ses électeurs face à l'indifférence froide de la plupart des responsables politiques.

Les efforts du District pour parvenir au statut de membre à part entière de la démocratie américaine sont restés très solitaires, et la Constitution a été un ennemi redoutable de sa cause. Au début des années 90, une loi prévoyant d'accorder le statut d'État au District fut rejetée à 2 contre 1 par la Chambre des Représentants et ne parvint jamais au Sénat (17). Les membres du Congrès ont systématiquement invoqué la «District clause» comme justification de ce déni de démocratie.

En 2000, à peine quelques mois avant sa décision Bush v. Gore, la Cour Suprême refusa d'annuler, à 2 contre 1, une décision de la Cour fédérale du District de Columbia - la décision Alexander v. Mineta (18) – par laquelle l'absence de représentation du District au Congrès était considérée compatible avec le droit à une protection égale de la part de la loi. L'affaire, portée devant la Cour par le Procureur général du District, portait sur la constitutionalité du déni de représentation. Selon la Cour du District, «la clause de protection égale ne protège pas le droit de tous les citoyens à voter, mais seulement le droit des citoyens habilités à voter». Pour être un «citoyen habilité» à être représenté au Congrès, il faut vivre dans un État et se voir accorder le droit de vote par cet État. Ainsi, la population du District – à 70% composée d'Afro-américains, de Latinos ou de citoyens d'origine asiatique – est tout simplement au mauvais endroit.

L'amendement sur le droit de vote pour le District de Columbia de 1978 est la seule tentative qui soit presque parvenue à donner aux résidents du District un droit de vote comparable à ceux des autres Américains. Selon les termes de cet amendement, le District aurait été traité comme un État en ce qui concerne la représentation au Congrès (19). Il fut voté par le Congrès à la majorité des deux tiers, grâce au soutien quasi-unanime des Démocrates et l'appui d'une bonne partie des Républicains. Mais il échoua lors de la ratification par les États, à cause d'un manque de partisans à travers le pays prêts à contrer la féroce opposition conservatrice.

Il y a 4.129.318 citoyens américains vivant dans les Territoires fédéraux de Puerto Rico, Guam, des Îles Samoa et des Îles Vierges qui n'ont pas le droit de voter aux élections présidentielles et pas de représentation au Congrès. Ces millions de citoyens américains vivant dans ces «Territoires» relèvent de la souveraineté du Congrès en application de la «clause territoriale» de la Constitution (art. IV, 3, cl. 2). Mais ils ne peuvent participer aux élections fédérales et ne sont pas représentés dans les instances fédérales. Puerto Rico, le plus peuplé de ces territoires, a une population s'élevant à 3.808.610 individus selon le recensement de 2000. En 1917, la loi Jones accorda la citoyenneté américaine aux habitants de Puerto Rico, et en 1952 l'île se vit accorder le statut de «Commonwealth». Mais comme le représentant du District de Columbia, Eleanor Holmes Norton, le «Commissaire résident» de Puerto Rico n'est qu'un membre sans droit de vote de la Chambre des Représentants. A la différence des habitants de Washington, les habitants de Puerto Rico n'ont même pas le droit de voter aux élections présidentielles.

Les citoyens habitant dans ces territoires ont les mêmes devoirs que les autres Américains, à la seule exception des impôts fédéraux qu'ils ne paient pas (sauf s'ils travaillent pour le gouvernement fédéral). Certains prétendent que cette exemption justifie l'absence de représentation dans les instances fédérales. Ce n'est certainement pas l'avis des résidents eux-mêmes, qui paient de lourds impôts locaux, vont sous les drapeaux, peuvent être mobilisés et se considèrent membres à part entière de la nation. Selon la Cour d'appel fédérale du «Second Circuit», «l'exclusion du scrutin présidentiel des citoyens américains résidents dans les Territoires est la cause d'un immense ressentiment, particulièrement à Puerto Rico» (20). Le juge Leval a fait justement remarquer que l'exclusion politique des habitants de Puerto Rico «alimente des attaques régulières contre les Etats-Unis au sein des Nations Unies. Les Etats-Unis sont décrits comme tenant un double discours : promotion de la démocratie dans le monde, mais colonialisme digne du 19ème siècle à l'intérieur de ses frontières» (21).

Les nombreux procès intentés contre ce déni de démocratie à l'égard des habitants de Puerto Rico ont tous échoué. La Constitution ne prévoit pas la représentation des habitants des Territoires fédéraux dans les instances fédérales. En l'absence d'un amendement sur le droit de vote, la Constitution réduit les Territoires au statut de colonies. Ce statut de citoyen de deuxième classe est aujourd'hui au coeur du débat politique à Puerto Rico, de même que dans les autres Territoires. L'indépendance à l'égard des Etats-Unis n'est en général pas réclamée. Mais le Congrès a refusé de proposer aux habitants de Puerto Rico le choix entre devenir un État fédéré, demander l'indépendance, maintenir le statu-quo, ou obtenir un statut de «Commonwealth» amélioré. Il y a peu d'espoirs que les droits politiques des habitants des territoires soient moins bafoués à l'avenir qu'ils ne l'ont été dans le passé.

Le 23ème amendement, qui accorda le droit de vote lors de l'élection présidentielle aux habitants du District de Columbia, a créé un précédent quant à l'usage des amendements constitutionnels pour étendre le droit de vote aux citoyens qui n'habitent pas dans un État de plein droit, leur permettant ainsi d'être reconnus comme partie intégrante de la communauté nationale. Mais aucun n'amendement n'a encore été voté concernant le droit de vote des habitants des Territoires fédéraux. Bien que leurs résidents soient des citoyens américains, il reste la possibilité – bien hypothétique – que ces territoires se voient accorder l'indépendance. C'est ce qui est arrivé aux Philippines. Ce fait est utilisé comme argument : des individus qui pourraient n'être que des membres temporaires de la communauté nationale n'auraient pas droit à être représentés au Congrès. Autre problème : alors que Puerto Rico dont la population s'élève à 3,8 millions d'habitants pourrait tout à fait revendiquer deux sièges au Sénat, c'est plus difficilement acceptable pour Guam (154.805 habitants), les Îles Vierges (108.612 habitants) où les Îles Samoa (57.291 habitants) (22). Et il reste la question politiquement sensible de l'exemption de toute fiscalité fédérale individuelle dont bénéficient les habitants de ces territoires.

Pour autant, un citoyen est un citoyen, et cela fait longtemps que la citoyenneté de ces résidents a été reconnue. Le déni de droit de vote est dès lors indéfendable. Les citoyens de Puerto Rico et des Territoires protestent fréquemment contre cette relation de type «coloniale» avec le gouvernement des Etats-Unis. De récentes actions en justice au niveau fédéral demandant le droit de participer à l'élection présidentielle ont révélé l'étendue de ressentiment.

Une voie médiane consisterait à suivre le chemin du 23ème amendement et intégrer à l'amendement sur le droit de vote une clause accordant aux résidents des Territoires fédéraux le droit de voter à l'élection présidentielle, en leur allouant le nombre de grands électeurs auxquels ils auraient droit s'ils appartenaient à un seul et même État. De la sorte, les habitants des Territoires fédéraux disposeraient à peu près de neuf grands électeurs, ce qui correspond à deux Sénateurs et sept Représentants. Cela laisserait la question de la représentation au Congrès en suspens pour le moment, mais cette solution donnerait aux habitants des Territoires fédéraux une nouvelle influence politique qui pourrait contribuer à créer la dynamique nécessaire pour sortir de l'impasse où se trouve actuellement le débat sur leur statut, au moins en ce qui concerne Puerto Rico. Ce serait loin d'être une solution idéale, mais cela représenterait tout de même une amélioration par rapport au statu quo actuel. Comment les intéressés eux-mêmes réagiront-ils à une telle proposition ? Il faut, bien entendu, prendre en compte leurs propres souhaits.

Il y approximativement 3.900.000 citoyens privés du droit de voter, la plupart à vie, dans les élections fédérales, provinciales et locales, à cause d'une condamnation pour crime (23). Selon l'association «Sentencing Project», qui a soulevé la question, ces citoyens privés de leurs droits civiques à cause d'une condamnation pour crime représentent à peu près 2% de la population en âge de voter. Dans quatre États – la Floride, le Mississipi, la Virginie et le Wyoming – les citoyens ainsi privés de leurs droits civiques représentent 4% de la population adulte. Lors des élections de 2000, à eux deux, le Texas (dont le gouverneur – Bush – devint président) et la Floride (dont le gouverneur – Bush – fit beaucoup pour cette élection) privèrent de leur droit de vote plus de 600.000 personnes ayant un casier judiciaire (24). Le Secrétaire d'État de Florida utilisa même ce moyen pour exclure des listes électorales des dizaines de milliers d'électeurs, majoritairement de couleur, dont le seul crime était d'avoir un nom proche de ceux d'anciens condamnés.

La privation des droits civiques des criminels est bien moins une stratégie de rééducation morale des individus qu'une méthode particulièrement efficace de manipulation électorale. Cette analyse est d'autant plus convaincante si l'on prend en considération le fait que 1,4 million d'anciens condamnés, la plupart Afro-américain, sont privés de leur droit de vote de façon permanente dans huit États. En Floride, 600.000 citoyens sont dans ce cas, alors qu'ils ont purgé leur peine et payé le prix de leur crime à la société. Ils ne retrouveront jamais leur droit de vote selon la législation actuelle, qui impose quelque chose comme une condamnation à mort civique. Comme on peut s'y attendre dans une période où l'application de la loi n'est en rien indifférente à la race, une telle législation a un effet considérable sur la composition de l'électorat. En Floride, aussi incroyable que cela puisse paraître, 31% des Afro-américains sont privés de leur droit de vote et cela de manière permanente. Ce chiffre est de 20% au Texas et au Delaware. En Virginie et au Mississipi, il est de 25%.

La privation du droit de vote des criminels contredit le principe du suffrage universel, et c'est pour cette raison qu'elle est progressivement supprimée à travers le monde. L'an dernier, la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Sauve v. Canada (Chief Electoral Officer) l'a déclarée inconstitutionnelle, considérant que «le déni du droit de vote sur la base d'une considération de mérite moral est contradictoire avec le respect de la dignité de chaque citoyen, qui est au fondement de la Démocratie canadienne» (25).

Notre Constitution a un effet inverse. En 1974, la Cour Suprême des Etats-Unis (arrêt Richardson v. Ramirez) jugea que la privation des droits civiques ne violait pas le principe de «protection égale» dans la mesure où l'article même qui définit ce principe autorise explicitement les Etats à priver de ses droits civiques toute personne condamnée pour «rébellion ou tout autre crime» (26). Seul un amendement à la Constitution fédérale pourrait d'un seul coup rendre leurs droits civiques à tous les citoyens condamnés dans des affaires criminelles et ainsi privés de leur droit de vote (3,9 millions de citoyens) ou, au moins, à tous les anciens condamnés qui ont purgé leur peine et restent néanmoins privés de leur droit de vote dans treize États (1,4 million de citoyens).

Quand la Cour Suprême du Canada supprima par l'arrêt Sauve v. Canada la possibilité de priver de leur droit de voter les condamnés, elle jugea que l'affirmation du droit de vote dans la Constitution du Canada faisait peser la charge de la preuve sur le gouvernement. C'était à lui de justifier la nécessité de la privation des droits civiques des criminels, et il n'y parvint pas. La Cour affirma que «le droit qu'a tout citoyen de voter, indépendamment de ses capacités mentales ou de tout autre trait distinctif, est à la base de la légitimité de la démocratie canadienne et du droit dont dispose le Parlement à gouverner» (27). C'est précisément ce droit qui nous fait défaut aux Etats-Unis.

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(9) Voir http://www.gregpalast.com/detail.cfm?artid=177&row=1 et http://news.bbc.co.uk/1/hi/events/newsnight/1174115.stm.
(10) Jake Tapper, Down and dirty, Little, Brown and Company 2001, pp. 41-60.
(11) CALTECH MIT, Voting Technology Project, Voting: What Is, What Could Be, July 2001, p. 8.
(12) Id.
(13) Martin Luther King, III & Greg Palast, Editorial, Jim Crow Revived in Cyberspace, The Balt. Sun, May 8, 2003
(14) Anita S. Earls, Election Reform and the Right to Vote, Nov. 21, 2003, inédit.
(15) Id., p. 12.
(16) Lettre de Hans A. Von Spakovsky (Counsel to the Assistant Attorney General, Civil Rights Division) à Judith A. Arnold, Esq. (Assistant Attorney General, Counsel for Election Laws, Maryland), September 8, 2003, disponible sur http://www.usdoj.gov/crt/voting/hava/maryland_ltr.htm.
(17) La loi "New Columbia Admissions Act" [H.R.51] fut repoussée par le 103ème Congrès à 277 voix contre 153. Le texte de la loi est disponible sur http://www.loc.gov.
(18) Alexander v. Mineta, 90 F.Supp.2d 35 (D. D.C. 2000), aff'd by 531 U.S. 940.
(19) L'amendement en question stipulait que « pour les besoins de la représentation au Congrès, de l'élection du Président et du Vice-Président, et de l'article V de cette Constitution, le District de Columbia sera traité comme s'il constituait un État », H.R.J. Res. 554, 95th Cong., 2d Sess., 92 Stat. 3795 (1978).
(20) Romeu v. Cohen, 265 F.3d 118, 127 (2d Cir. 2001) (citing Igartua II, 229 F. 3d at 85-90 (Torruella, J., concurring))
(21) Id.
(22) Ces chiffres de population sont disponibles sur http://www.census.gov/.
(23) Losing the Vote: The Impact of Felony Disenfranchisement, The Sentencing Project and Human Rights Watch, http://www.hrw.org/reports98/vote/usvot98o-01.htm. Toutes les statistiques citées par la suite proviennent de ce rapport.
(24) Le Texas a récemment supprimé la période d'attente de deux ans imposée après la fin d'une peine pour retrouver la plénitude de ses droits civiques.
(25) 2002 SCC 68. File No: 27677.
(26) 418 U.S. 24, 56 (1974).
(27) Sauve v. Canada, section 34.
4 novembre 2004

Du droit de vote en Amérique (1/1)

Une république en lambeaux : la faiblesse de la démocratie politique aux Etats-Unis
Jamin Raskin
Ocobre 2004 -  En Temps réel (Cahier n°17)

George W. Bush a été élu président des Etats-Unis en 2000 avec moins de voix que son adversaire, Al Gore. Le décompte des voix a été âprement controversé dans l'Etat de Floride. Tout le monde sait cela, et ces deux faits sont considérés, le plus souvent, comme des bizarreries un peu mineures des institutions américaines. Après sa prise de fonctions, la légitimité de George W. Bush comme président élu des Etats-Unis n'a d'ailleurs plus fait l'objet de débats majeurs. Beaucoup ont vu en cela un signe supplémentaire de la confiance inébranlable des Américains dans leur constitution et le fonctionnement de leur démocratie.

Le texte de Jamin Raskin que publie aujourd'hui EN TEMPS RÉEL propose une perspective très différente. Il met en lumière qu'il n'existe pas aux Etats-Unis de règles constitutionnelles garantissant le droit de vote des citoyens ; c'est au niveau des Etats fédérés que se définissent les modalités de participation aux élections présidentielles. Loin d'être un anachronisme anodin, le système d'élection à deux degrés avec un collège électoral a une origine politique très marquée. Il produit aujourd'hui encore des effets majeurs sur le déroulement des campagnes, qui se concentrent sur un tout petit nombre d'Etats pivots pouvant basculer vers un camp ou l'autre. L'enjeu y est lourd, puisque, dans la quasi-totalité des Etats, les voix du collège électoral vont en totalité vers le candidat qui y a recueilli la majorité. Ce système introduit des distorsions importantes d'un Etat à l'autre sur le poids de l'électeur individuel dans le collège électoral.

Les habitants des territoires d'outre-mer qui n'ont pas le statut d'Etat (Porto Rico par exemple) n'ont pas le droit de vote aux élections présidentielles. Un très grand nombre de personnes ayant fait l'objet de condamnations pénales en sont également exclues. Ce sont plus de huit millions de citoyens américains qui sont ainsi privés du droit de participer aux élections. Ces exclusions pèsent de manière disproportionnée sur les minorités afro-américaines ou «hispaniques». Enfin, de nombreuses barrières sont opposées à l'apparition des candidats qui ne sont pas issus des deux grands partis.

Loin d'être anodines, les modalités de l'exercice du droit de vote ont ainsi des conséquences considérables sur le fonctionnement de la démocratie américaine. C'est à une très profonde réforme du droit de vote en Amérique qu'invite donc Jamin Raskin dans un texte engagé et stimulant.


Jamin Raskin est professeur de droit constitutionnel, American University, Washington College of Law, co-directeur "Program on Law and Government". J.D., Harvard Law School 1987, magna cum laude; A.B. Harvard College, 1983, magna cum laude.


«Pourquoi Georges Bush est-il à la Maison-Blanche ? La majorité des Américains n'a pas voté pour lui. Je vous le dis ce matin ; il est à la Maison-Blanche parce que Dieu l'y a placé.»
(Lieutenant Général William Boykin, Sous-secrétaire adjoint à la défense chargé du renseignement (1)).

UN DEFICIT DEMOCRATIQUE STRUCTUREL

J'ai souvent été interrogé par les Français sur l'élection présidentielle de 2000. Comment une majorité d'Américains a-t-elle bien pu voter pour George W. Bush ? Ma réponse habituelle était simple : une majorité d'Américains n'a pas voté pour lui en 2000. A l'échelle du pays, le vice-président Gore a obtenu plus de 500.000 voix d'avance sur Bush, et mis ensemble, Gore et Nader eurent 3 millions de voix de plus que lui. La défaite des progressistes fut le résultat non pas du nombre, mais de la géographie, ainsi que de l'intervention contestable de la Cour Suprême qui arrêta, par 5 voix contre 4, le décompte des voix en Floride. Cette réponse avait en général pour seul effet d'accroître encore l'étonnement et le trouble de mes interlocuteurs. Mes tentatives d'explication en français du système du «collège électoral» furent rarement couronnées de succès. Je suis donc heureux de l'occasion qui m'est donnée par EN TEMPS RÉEL de développer ces thèmes et de montrer en quoi la démocratie politique demeure fragile et constamment menacée dans la société américaine.
Bien sûr, aux Etats-Unis, nombreux sont ceux, comme le Président Bush, qui ne remettent jamais en question la vigueur de notre démocratie. Et pour cause ! Ils définissent la démocratie en référence aux Etats-Unis. Tout le monde connaît les discours officiels de l'administration américaine. Nous avons un large «excédent commercial» en termes de rhétorique démocratique, même si le triomphalisme du ton est un peu en retrait depuis quelques mois. La guerre en Irak, justifiée au départ par les armes de destruction massive, est aujourd'hui couramment présentée comme une guerre pour implanter la démocratie sur le sol mésopotamien.

Alors que le gouvernement fédéral dépense des centaines de millions de dollars dans des politiques censées promouvoir la démocratie à travers le monde et des milliards dans une guerre pour la démocratie, nous souffrons chez nous d'un déficit croissant de droits politiques pourtant essentiels à un régime démocratique. Le déficit démocratique est le reflet de nombreux problèmes. Le plus fondamental est celui-ci : aux Etats-Unis, le droit de vote n'est pas un droit constitutionnel. Cette stupéfiante absence de droit de vote constitutionnel signifie dans notre système électoral décentralisé et fragmenté que nous n'avons pas encore concrétisé tout un ensemble de principes démocratiques essentiels comme la souveraineté populaire, le fonctionnement majoritaire, des institutions électorales nationales, le suffrage universel et l'égalité face à la participation politique.
 
Je m'attacherai dans ce texte à explorer certaines des dimensions les plus graves du déficit démocratique américain :
  1.  la négation du principe majoritaire par le système des grands électeurs lors de l'élection présidentielle,
  2.  la privation systématique du droit de vote de millions de citoyens à tous les niveaux de gouvernement,
  3.  l'absence d'institutions électorales nationales efficaces et
  4.  la discrimination systématique à l'égard des «petits» partis politiques par le système bipartisan.
Cette faiblesse générale du principe démocratique dans nos institutions politiques n'est que le reflet de notre histoire. Alors que notre dernier grand président républicain, Abraham Lincoln, voyait dans la démocratie «le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple», les Etats-Unis furent bel et bien à leur origine une république esclavagiste d'hommes blancs, propriétaires, chrétiens et de plus de 21 ans. Pourtant, même pour ce groupe démographique privilégié, notre Constitution fédérale ne prévoit aucun droit de vote ou droit de participation. La question du suffrage électoral fût entièrement laissée à la charge des États fédérés, qui imposèrent dès le début une série de conditions de race, de sexe, de religion, de patrimoine et d'âge. Cette spécificité de notre système électoral, comme beaucoup d'autres, porte la marque de nos origines britanniques. Les Etats-Unis font partie de la douzaine de nations démocratiques à travers le monde dont la Constitution ne prévoit pas le suffrage universel, et presque toutes les nations de cette liste sont des anciennes colonies du Royaume-Uni.

Ces problèmes ne pourront pas être réglés sur le fond tant que notre Constitution n'aura pas été amendée pour inclure une clause garantissant le suffrage universel. C'est un impératif historique et également une exigence au regard du droit international. Les Etats-Unis doivent rejoindre la grande majorité des nations et établir dans leur constitution des droits garantissant le suffrage universel et l'élection populaire et démocratique des représentants du peuple. Ce ne sera pas simple, car une révision constitutionnelle exige une majorité des deux tiers dans chacune des chambres du Congrès (Chambre des représentants et Sénat) et ensuite la ratification par les trois quarts des assemblées des États fédérés. De plus, cet objectif du suffrage universel et d'une démocratie authentique reste très controversé dans la société américaine et nombreux sont ceux qui ne considèrent pas que les problèmes que je vais maintenant développer en soient réellement.

Le système des grands électeurs, qui s'applique lors des élections présidentielles, ne respecte pas le principe majoritaire.


Le président des Etats-Unis n'est pas élu lors d'une élection au suffrage universel direct, mais à travers le mécanisme du «collège électoral», couramment appelé système des grands électeurs. Dans ce système, chaque État fédéré dispose d'un nombre de voix égal au nombre de représentants qu'il envoie à la Chambre des représentants, qui dépend de la population, ajouté au nombre de Sénateurs qu'il envoie, qui est toujours égal à deux. Ainsi, la Floride dispose de 27 grands électeurs, New York en a 31, la Californie 55 et la Dakota du Nord 3, de même que le petit État du Vermont. Trois est le nombre minimum de grands électeurs dont un État peut disposer.

La plupart des États choisissent leurs grands électeurs sur la base du tout ou rien. Cela signifie que le candidat à l'élection présidentielle qui arrive en tête dans cet État, même si c'est avec une marge très faible, se voit accorder tous les grands électeurs de l'État en question. C'est en gros ce qui s'est passé en Floride en 2000. Après que la Cour Suprême eût arrêté le décompte des suffrages, Bush ne l'a emporté sur Gore que de quelques centaines de voix sur les 6 millions d'électeurs. Il a néanmoins reçu l'intégralité des grands électeurs de cet État. Il passa du même coup la barre des 270 grands électeurs, qui est le seuil nécessaire pour remporter l'élection au niveau national.
Deux États – le Maine et le Nebraska – ne fonctionnent pas sur ce modèle. Ils attribuent un électeur à chaque district électoral. Cet électeur est remporté par le candidat qui arrive en tête dans le district concerné. En plus, ils accordent deux grands électeurs au candidat qui est arrivé premier à l'échelle de l'État. Ainsi, dans ces États, les grands électeurs peuvent être divisés entre plusieurs candidats. Pour compliquer les choses encore un peu, le Colorado va tenir en même temps que l'élection présidentielle en 2004 un référendum sur le mode de répartition des grands électeurs. Il est proposé aux citoyens du Colorado de passer à un système proportionnel. Cette modification a reçu le soutien des Démocrates. Dans la mesure où cet État tend à devenir de plus en plus républicain, les Démocrates voient dans le système proportionnel un moyen d'entamer, à terme, la victoire des Républicains. Il est fort probable que ce changement de mode de scrutin donne lieu à de nombreux litiges à la suite de l'élection de novembre.

Si aucun candidat ne remporte la majorité au sein du collège électoral national, ce qui est arrivé à plusieurs reprises, la Constitution stipule que l'élection relève alors de la Chambre des représentants. Dans une telle configuration, appelée «contingent election», chaque État ne dispose que d'un vote, qui se porte sur le candidat choisi à la majorité par la délégation de l'État à la Chambre des représentants.
Quoiqu'il arrive, le point important est que les élections présidentielles, du fait du système des grands électeurs, ne fonctionnent pas selon le modèle majoritaire. En 2000, par exemple, le vice-président Al Gore remporta l'élection populaire avec 500.000 voix d'avance sur George W. Bush, mais fut distancé de six voix au sein du collège des grands électeurs (2). Le vainqueur du scrutin populaire perdit l'élection et son perdant la remporta. Cette négation directe de la démocratie populaire – qui s'était déjà produite trois fois auparavant en 1824, 1876 et 1888 – ne correspond guère aux critères de la démocratie politique moderne. Le système des grands électeurs contredit directement la souveraineté du peuple.

En plus, le système des grands électeurs n'a pas seulement le pouvoir magique de renverser les majorités au niveau national, mais il réduit aussi la participation aux scrutins. Le fonctionnement «tout ou rien» du système des grands électeurs favorise l'abstention. Dans des États largement gagnés aux Démocrates, comme le Massachusetts ou New York, où John Kerry est certain de l'emporter, les Républicains ne sont guère incités à faire campagne et à mobiliser les électeurs. De même, dans des bastions républicains, comme le Texas, l'Alabama ou la Géorgie, Kerry a abandonné avant même le début de la campagne. Il est plus sage de consacrer ses ressources à des États qui peuvent être gagnés.

En fait, dans la plus grande partie du pays, il n'y a tout simplement de campagne électorale. En 2000, George W. Bush n'essaya même pas de défier Gore dans des États comme New York, la Californie, le Connecticut, le Massachusetts, l'Oregon, le Maryland, le Vermont, Hawaii, Rhode Island, et le district de Columbia. De même, Gore ne consacra pas une seconde ni un dollar à faire campagne dans des bastions républicains comme le Mississipi, l'Alabama, la Géorgie, la Virginie, le Texas, la Caroline du Sud, le Kentucky, le Dakota du Nord, le Montana, l'Utah et l'Alaska. L'élection était jouée d'avance dans les deux tiers du pays, son résultat ne dépendant que de celui d'une douzaine d'États pivots («swing states»), dont la Floride, l'Ohio et la Pennsylvanie étaient les trois plus importants. Cette dynamique aurait été encore plus grave si la candidature de Ralph Nader n'avait pas relancé la campagne des États habituellement gagnés aux Démocrates, comme le Wisconsin, le Nouveau-Mexique ou la Virginie-Occidentale.

Quand un des deux principaux candidats décide de ne pas faire campagne dans un État, ce renoncement ne diminue pas seulement de manière drastique la participation des sympathisants de son parti. Il fait également chuter la participation des partisans de l'autre parti, dans la mesure où la victoire semble certaine. Il n'y pas d'incitation structurelle à aller voter au niveau national parce que la plupart des électeurs – tous ceux qui vivent dans des États «sûrs» - ne pèsent pas sur le résultat final. Avec des ressources limitées à consacrer à leur campagne, les candidats les dirigent exclusivement vers les États pivots, ceux qui peuvent basculer. En 2000, le taux de participation en Floride, champ de bataille électoral âprement disputé, a fait un pic au-delà de 70%. Mais la plupart des États, réputés sûrs pour l'un ou l'autre des candidats, furent délaissés par la campagne électorale. Le taux de participation national s'établit à 47%, ce qui place les Etats-Unis derrière la plupart des grandes démocraties de la planète (3). Le système des grands électeurs produit des élections où plus de la moitié des Américains ne votent pas. En 2000, moins de la moitié de cette moitié qui prit part au vote – c'est-à-dire moins d'un quart de la population – détermina qui fut élu, et cela à cause de l'effet combiné du système des grands électeurs et de la majorité 5 contre 4 au sein de la Cour Suprême.
Mais le président des Etats-Unis, comme le président du Mexique ou le Premier Ministre du Canada, devrait être l'élu de la nation entière et non pas d'un patchwork de majorités au sein de certains États. Le système des grands électeurs encourage les candidats et les partis à se figurer le pays comme une carte de soirée électorale – avec des régions dessinées en bleu et d'autres en rouge – des régions «amies», qui doivent en permanence être arrosées et réapprovisionnées, et des régions hostiles, qui doivent être évitées et laissées en jachère. Si nous passons à une élection directe dans laquelle tous les votes comptent, les présidents auront des électeurs effectifs partout, même dans les régions les plus hostiles, et seront ainsi incités à représenter l'ensemble de la nation et pas seulement les zones électorales stratégiques.

Il y a une autre raison historique importante qui incite à rejeter le système des grands électeurs pour adopter l'élection directe du président. Le système des grands électeurs est intimement lié aux institutions et à la doctrine de la domination blanche. A l'époque de la rédaction de la Constitution, les États esclavagistes du Sud prirent fait et cause pour le système des grands électeurs. Il présentait à leurs yeux de sérieux avantages, comparé au système de l'élection directe. La population blanche du Sud était bien inférieure à celle du Nord et craignait que, dans une élection directe, le pays n'élise un président opposé à l'esclavage. Pour eux, la priorité était d'obtenir que leur influence politique soit protégée par la Constitution, ce qu'ils firent avec une habileté remarquable.

La première astuce fut de faire inclure les esclaves dans les recensements qui déterminaient la répartition des sièges à la Chambre des Représentants. Ainsi, les esclaves, qui bien entendu ne votaient pas, permirent d'augmenter la taille des délégations sudistes au Congrès. Selon les États esclavagistes, les esclaves devaient être recensés comme des citoyens à part entière. Au contraire, les États du Nord prétendaient qu'ils ne devaient pas être comptabilisés du tout. Les deux camps se mirent d'accord sur le tristement célèbre «accord des 3/5». Les esclaves furent recensés comme les 3/5 d'une personne, ce qui représenta une nette victoire pour le lobby des propriétaires d'esclaves que l'on appelle le «pouvoir esclavagiste» («slave power»).
L'article II de la Constitution permit le transfert de cet accord favorable aux esclavagistes à l'élection présidentielle, puisqu'il accorda à chaque État un nombre de grands électeurs égal au nombre de ses représentants au Congrès. Les deux grands électeurs supplémentaires correspondant aux deux Sénateurs par État accentuèrent encore le poids disproportionné des États du Sud, qui étaient bien moins peuplés que ceux du Nord.

Toutes ces manoeuvres fonctionnèrent si bien que le «pouvoir esclavagiste» parvint sans problème à manipuler et à remporter les élections présidentielles. Quatre des cinq premiers présidents étaient des propriétaires d'esclaves originaires de la Virginie, qui débarquèrent à la présidence avec leurs esclaves : George Washington, Thomas Jefferson, James Madison et James Monroe. L'histoire complète est trop longue et trop complexe pour être rappelée en détails ici. Le système des grands électeurs continua à jouer dans le même sens même après la Guerre de Sécession. Au XXe siècle, les forces politiques racistes du Sud utilisèrent avec habileté le système des grands électeurs pour s'opposer à toute promotion des droits civils des Afro-américains. Des Démocrates du Sud et racistes comme Strom Thurmond (1948), Harry Byrd (1960) et George Wallace (1968) appliquèrent une stratégie habile. Démocrates au départ, ils se présentèrent à l'élection présidentielle comme candidats indépendants, emportant avec eux une part non négligeable de grands électeurs. En position de force, ils firent passer un message clair au reste des Démocrates : arrêtez de prendre position en faveur de l'égalité des Afro-américains.

Aujourd'hui, le «bloc sudiste» représente la majorité des voix de Bush au sein du collège des grands électeurs. A cause de la réalité démographique du pays, le système du tout ou rien signifie que les suffrages des Afro-américains ne comptent quasiment pas dans l'élection. En 2000, plus de 90% des Afro-américains ont voté pour le candidat démocrate Al Gore, mais 58% des Afro-américains vivent dans des États qui ont donné 100% de leurs grands électeurs à Bush. Cela signifie que la plupart des Afro-américains ont voté dans des États où leur suffrage n'eut aucun effet sur le résultat final de l'élection. La Floride est le seul État du Sud où le vote afro-américain aurait pu faire la différence, ce qui rend toutes les stratégies employées dans cet État pour annuler leurs bulletins d'autant plus déplorables.

Cette année, en 2004, les candidats à l'élection présidentielle ont ignoré des centaines de millions d'électeurs vivant dans les trois-quarts des États – les États «sûrs» - dans l'espoir de persuader les quelques millions d'électeurs indécis vivant dans une douzaine d'États «pivots» («swing states»). Ce petit nombre d'électeurs – principalement des blancs vivant dans des banlieues aisées, couramment appelés «soccer moms» ou «office park dads» - est devenu le point focal de la campagne présidentielle et la cible de campagnes publicitaires coûtant des centaines de millions de dollars. Ce processus de focalisation géographique et démographique introduit une distorsion majeure dans notre vie politique. Il donne invariablement la primauté à certains thèmes de campagne, comme les réductions d'impôts et les valeurs religieuses conservatrices, tout en laissant de côté les préoccupations des groupes raciaux minoritaires et vulnérables.

Bon nombre des États les plus sûrs sont aussi les plus «blancs», comme le New Hampshire, l'Iowa, le Wisconsin, l'Ohio et la Virginie-Occidentale. Mais la grande majorité des Afro-américains de notre pays vivent aussi dans des États «sûrs» qui sont ignorés par les deux candidats qu'il s'agisse des États du Sud comme le Mississipi et l'Alabama – contrôlés par les Républicains – ou d'États comme New York, le Maryland ou la Californie – contrôlés par les Démocrates. Selon le «Center for Voting and Democracy», alors que les Afro-américains représentent 13% de la population dans les États sûrs, ils représentent moins de 10% de celle des États pivots. Cette dynamique affecte également les Hispaniques, mais pas aussi durement. Les populations hispaniques vivant en Californie (État sûr pour les Démocrates), au Texas (État sûr pour les Républicains), New York (sûr pour les Démocrates) et Puerto Rico (qui ne participe pas à l'élection présidentielle) sont clairement mises sur la touche par l'arithmétique sommaire et arbitraire du collège des grands électeurs. Mais certaines communautés hispaniques ont commencé à jouer un rôle plus important dans des certains États pivots comme la Floride, le Nouveau-Mexique, l'Arizona et le Colorado. Pour autant, la dynamique d'ensemble reste claire : un grand électeur provenant de l'État presque totalement «blanc» du Wyoming représente 167.081 citoyens, alors que le même grand électeur provenant de Californie – qui incarne pleinement le caractère multiracial et multiethnique de notre nation – représente 645.172 citoyens.

Le système des grands électeurs joue contre les minorités raciales. Le système des grands électeurs est une insulte faite à la souveraineté populaire, au principe majoritaire et à la démocratie multi-raciale. Malheureusement, il faudra du temps pour faire accepter aux petits États que le système des grands électeurs ne sert pas leurs intérêts, ce qui est pourtant tenu comme acquis dans de nombreux cercles politiques (4). C'est pourquoi il faudra peut-être se contenter dans un premier temps d'obtenir la protection du droit de vote par la Constitution avant de se tourner vers la tâche beaucoup plus ardue d'abolir le système des grands électeurs.

Même au sein du système des grands électeurs, le droit de vote n'est pas protégé par la Constitution et le droit dont devraient disposer les citoyens de déterminer eux-mêmes le choix des grands électeurs n'est aucunement garanti.

Les Américains ont en général connaissance du fait que le suffrage populaire ne détermine pas qui remporte l'élection présidentielle. Mais la plupart pense que le suffrage populaire détermine au moins lequel des deux candidats remporte les grands électeurs dans les différents États de l'Union. L'élection présidentielle de 2000 a montré que ce n'est même pas le cas.

En 2000, la Cour Suprême de l'État de Floride ordonna un nouveau décompte manuel de 175.000 bulletins de vote qui ne pouvaient pas être correctement lus par les machines désuètes qui étaient censées le faire. A ce moment là, les responsables de l'assemblée de l'État de Floride, contrôlée par les Républicains, déclarèrent que même si le nouveau décompte manuel donnait une majorité à Al Gore, l'assemblée désignerait elle-même les grands électeurs. Cette déclaration stupéfia de nombreux américains. Alexander Keyssar, professeur à la Kennedy School of Government de l'Université de Harvard la compara à un «cadavre à demi oublié» qui «aurait subitement refait surface après être remonté du fond de la rivière où on l'avait depuis longtemps attaché». Les responsables républicains de l'État de Floride laissaient entendre que le vote du peuple pouvait tout simplement être ignoré par l'assemblée de l'État, qui conservait le pouvoir «absolu» de désigner elle-même les grands électeurs («chaque Etat désignera, dans les formes décidées par son assemblée législative, un certain nombre de grands électeurs…» (5)).

Dans les considérants de sa décision Bush v. Gore à propos du décompte des voix en Floride, la Cour Suprême des Etats-Unis souligna que l'assemblée de l'État de Floride était parfaitement dans son droit. La Cour ajouta que «les citoyens ne disposent pas à titre individuel d'un droit constitutionnel fédéral de choisir les grands électeurs lors de l'élection du président des Etats-Unis». Ainsi, lorsque ce droit de vote est accordé par l'assemblée législative de l'État, cette assemblée peut toujours le révoquer et «reprendre son pouvoir de désigner les grands électeurs» (6). Même si les citoyens voulaient inscrire dans la Constitution de leur État leur droit à désigner eux-mêmes leurs grands électeurs, cela ne pourrait pas empêcher les assemblées des États de renverser ce choix, du fait de la prééminence de la Constitution fédérale.

Les événements de 2000, perçus à l'époque comme exceptionnels, préfigurent peut-être l'évanouissement des principes démocratiques, pourtant déjà très affaiblis, lors des élections présidentielles particulièrement serrées. On peut désormais s'attendre à voir à chaque élection ces mêmes tactiques agressives de la part des partis dans les assemblées législatives des États et de leurs avocats à la Cour Suprême et dans les autres tribunaux, pour parvenir à franchir la barre des 270 grands électeurs. Ainsi, la Constitution du Texas a été révisée après l'élection de 2000. Désormais, si le résultat de l'élection paraît ambigu, l'assemblée législative du Texas a le pouvoir de désigner immédiatement les grands électeurs de son propre choix (7). Au vu de l'analyse de la question par la Cour Suprême, cette clause est superflue, mais elle constitue en fait une déclaration d'intention de la part d'une assemblée, véritable bastion républicain, qui ne s'est pas privée en 2003 de charcuter la carte électorale pour favoriser son parti (8).
L'électorat américain, particulièrement dans les États pivots, est tout autant divisé qu'en 2000, mais beaucoup plus polarisé. Si la majorité des assemblées des États aux mains des Républicains décide de profiter de la confusion et des contestations sur le terrain pour nommer les grands électeurs au mépris du suffrage populaire, ce sera sujet à controverse, mais le peuple n'aura guère de recours pour s'y opposer

Le système des grands électeurs représente un défi majeur aux principes démocratiques et une invitation permanente aux manoeuvres politiciennes. Même en supposant que ce système est appelé à durer, les grands électeurs devraient au moins être choisis directement par les citoyens de chaque État. Mais le seul moyen de retirer aux assemblées des États leur dangereux pouvoir de court-circuiter le vote des citoyens pour établir fermement la suprématie de ce dernier, est d'amender la Constitution des Etats-Unis.
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(1) Newsweek World News, And He's Head of Intelligence?: This is surely the first time a conservative evangelical has argued that Bill Clinton's election was caused by divine intervention, (Oct. 19, 2003).
(2) Résultats nationaux des élections de 2000, disponibles sur http://www.cnn.com/ELECTION/2000.
(3) Le taux de participation à l'élection présidentielle de 2000 fut inférieur à la participation à des élections comparables dans une douzaine de pays, dont l'Algérie, l'Argentine, l'Arménie, l'Australie, la Finlande, l'Islande, l'Inde, l'Italie, le Venezuela et la Zambie. Voir les données de la Federal Election Commission disponibles sur http://www.fec.gov/votregis/Internatto.htm.
(4) Jamin B. Raskin, Overruling Democracy, Routledge, 2003, pp. 45-47.
(5) Constitution des Etats-Unis d'Amérique, article II-1.
(6) 531 U.S. 98, 104 (2000).
(7) « Le gouverneur réunira l'Assemblée au cours d'une session extraordinaire pour nommer les grands électeurs si le gouverneur estime qu'il existe une chance raisonnable que la désignation finale des grands électeurs ne se produise pas avant la date limite fixé par la loi pour parvenir à cette désignation ferme. L'Assemblée n'est autorisée à examiner aucune autre affaire durant cette session extraordinaire » Constitution du Texas, art. IV, §8b (amendé en 2001),.
(8) Voir Ralph Blumenthal, Texas GOP Is Victorious in Remapping, The N.Y. Times, Jan. 7, 2004. Voir aussi Steven Hill & Rob Richie, Editorial, Drawing the Line On Redistricting, The Wash. Post, July 1, 2003.
4 novembre 2004

Le lendemain matin...

La dernière fois que j'ai passé une longue nuit à me ronger les ongles, suivant une élection, j'étais au Venezuela observant le référendum. Comme les élections des EU du 2 novembre, le résultat était important non seulement pour les gens qui ont voté, mais pour le monde entier. Il y avait, cependant, quelques différences.

Au Venezuela, les machines à voter étaient les mêmes dans chaque bureau de vote.

Au Venezuela, les machines à voter avaient une double sécurité : les électeurs utilisaient un écran tactile pour choisir OUI ou NON. L'écran tactile produisait alors un bulletin imprimé, que l'électeur pouvait vérifier, avant de le plier et de le glisser dans l'urne électorale. Les comptes manuels pouvaient alors être vérifiés et comparés, si besoin, au système de vote par ordinateur. Un système simple, un système "difficile à frauder".

Au Venezuela, le camp qui obtint le plus de votes remporta la victoire.

Mais ce soir il semble que même si les Etats-Unis avaient le système de vote simple et élégant du "dictatorial" Venezuela plutôt que le labyrinthe bizarre du Collège électoral "démocratique", George W. Bush serait toujours le gagnant.

Il semble même que si  le système électoral des Etats-Unis était capable d'exprimer réellement le choix populaire, les gens choisiraient George W. Bush.

Il semble que les électeurs dans une douzaine d'états aient décidé d'interdire le mariage homosexuel, par des marges énormes, décidant de ruiner les vies d'autres gens, sans avantage pour eux-mêmes.

Cela signifie qu'il est temps d'admettre quelque chose. La plus grande division dans le monde n'est pas aujourd'hui entre l'élite des EU et son peuple, ou l'élite des EU et les peuples du monde. Il est entre le peuple des EU et le reste du monde. La première fois, George W. Bush n'a pas été élu. Quand les Etats-Unis ont lancé des bombes en grappes partout sur l'Afghanistan, y ont perturbé l'effort d'aide humanitaire, ont tués des milliers de gens et ont occupé le pays, cela pouvait être interprété comme les actions d'un groupe dévoyé qui avait volé les élections et avait utilisé le terrorisme comme un prétexte pour faire la guerre. Quand les Etats-Unis ont envahi l'Irak, tuant 100,000 civils au dernier bilan, il pouvait être argumenté que personne n'en avait vraiment donné le choix aux Américains et qu'on leur avait menti. Quand les Etats-Unis ont enlevé le président d'Haïti et y ont installé une dictature paramilitaire, il pouvait être avancé que c'étaient les actions d'un groupe non élu, méprisant la démocratie.

Avec cette élection, toutes ces actions ont été rétroactivement justifiées par la majorité des Américains.

La première fois, l'équipe Bush a agi sans mandat. Aujourd'hui, le seul corps électoral qui aurait pu les arrêter leur a donné mandat pour aller au-delà de ce qu'ils ont déjà fait.

Ces dernières années, les élections dans tous les pays ont créé un vacarme médiatique qui a noyé les voix radicales. Il y avait opposition entre un libéralisme (au sens étatsunien du terme - NDLT) faible, vidé de la plupart de son contenu économique et social progressif contre une réaction dure qui a promis d'utiliser chaque possibilité pour éroder les institutions inspirées d'une politique et d'une culture libérales. Présenté avec un choix si complet, les progressifs potentiellement radicaux n'ont guère de temps pour des arguments radicaux. Le fossé est trop large, les pertes potentielles trop importantes, pour jouer sur le radicalisme. Il semble que les libéraux se soient battus très durement, cette fois-ci. Les radicaux ont essayé de dire aux Américains que le monde était plein d'autres gens qui étaient anéantis par la politique de l'Amérique. Les libéraux ont essayé de dire aux Américains qu'ils avaient été trompés, embobinés, escroqués et sacrifiés pour qu'une petite élite puisse régner et piller. On fait taire les radicaux, les libéraux sont déroutés et le champ est libre pour les fondamentalistes. Qui reste-t-il à part Ben Laden ? "Votre sécurité n'est pas dans les mains de Kerry, ni de Bush, ni d'Al-Qaida. Non. Votre sécurité est entre vos propres mains. Et chaque état qui ne joue pas avec notre sécurité a automatiquement garanti sa propre sécurité."

Quand Bush a répondu, parlant du terrorisme, et de l'unité, et des ennemis, et de l'intimidation, on pouvait l'écarter comme étant une réponse fondamentaliste à une menace fondamentaliste. Quand Kerry a fait sa propre réponse, appelant les barbares des terroristes et disant qu'il ne reculerait devant rien afin de les tuer, c'était, peut-être, juste de l'électoralisme bon marché.

Mais aujourd'hui les Américains ont eux aussi répondu. Ils se sont alignés derrière leurs tueurs de leaders quand ils auraient pu les rejeter.

Il y a deux ans, alors que la guerre en Afghanistan commençait, et avant que la guerre d'Irak n'ait commencé, l'activiste américain pakistanais Zia Mian a dit à un auditoire d' Américains :

"Les gens ne toléreront pas maintenant que les Etats-Unis se comportent comme les Anglais et les Français, soumettant des pays, créant de nouvelles colonies. Les gens du Tiers-Monde ne se sont pas battus pour l'indépendance pendant 200 ans contre les Anglais et les Français et les Hollandais et les Belges et tout autre petit pays européen qui a pensé qu'il avait la puissance militaire et économique suffisante pour écarter les peuples qu'ils soient bruns, noirs ou jaunes pour la seule raison que ces derniers possédaient ce que désiraient les premiers. Et bien, cette période de l'histoire est finie ! Les Vietnamiens devraient avoir enseigné à tous cette leçon. Vous ne pouvez venir et simplement voler le pays de quelqu'un d'autre."

"Il y a deux façons pour George Bush et Washington d'apprendre cette leçon. L'une sera un massacre en Irak et ensuite des décennies de violence, et où il y aura partout dans le monde des gens qui se figeront sur un trottoir à chaque fois qu'ils verront un Américain, tant ils en auront peur. Ou les Américains se rendront compte que ce n'est pas le monde qu'ils veulent. C'est un choix entre les guerres de conquête, les guerres de colonisation, les choses du passé, ou l'avenir basé sur un respect commun, partagé pour chacun."

Se peut-il vraiment que les Américains aient décidé que c'est ce monde qu'ils veulent ?

Justin Podur - 3 novembre 2004
Traduction rapide  par mes soins (sûrement trop rapide mais vu l'heure....)
Source : Article de ZNet 
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2 novembre 2004

Genèse de l'humanité - La fin du juge et du coupable (Chapitre 3/3)

La peur et l'agressivité diminuent avec le prix que la société fixe aux interdits et à leur transgression.

Le libre-échange achève de démanteler les vieux remparts de la structure agraire et chaque brèche met à la mode quelque idée nouvelle d'ouverture et de liberté.

Les sociétés archaïques cernaient de murailles à la fois protectrices et oppressives leurs champs, leurs propriétés, leurs villes, leurs nations. La modernité marchande a entrepris de les jeter à bas.

Les cités ont perdu leurs murs d'enceinte, les frontières s'effacent lentement. Sont-elles tournées les dernières pages sanglantes de l'épopée marchande ?

La guerre de 1914 et la reprise de ses braises mal éteintes en 1940 marquent, à ce qu'il semble, les ultimes vociférations ubuesques du protectionnisme, cette régression de l'esprit commercial à la mentalité agraire.

Le tumultueux passage du capitalisme privé au capitalisme d'Etat a vu se bâtir et s'effondrer les citadelles totalitaires du nazisme et du bolchevisme.

Les routes d'aujourd'hui, si embrumées d'illusions qu'elles demeurent, sillonnent plus librement l'Europe ; un laissez-aller, dûment patenté, tourne en dérision les vieux interdits et la violence qui, traditionnellement, les transgressait.

La paix des échanges

Un marché de plus en plus «commun» célèbre les libertés d'un commerce qui n'exclut aucune direction ni aucun objet et prête en quelque sorte sa largeur de vue aux opinions et aux consciences. Une paix des échanges imprègne peu à peu les relations sociales et internationales, elle écarte pêle-mêle les affrontements entre les peuples et les révolutions à l'ancienne, noyant le poisson de la révolte dans le verre d'eau de la palabre.

Tout baigne dans un conjonction apparente d'intérêts si déliquescents qu'ils découragent jusqu'à l'idée que l'on puisse se battre encore pour les défendre ou les revendiquer.

Ce qui s'incarne en fait dans cette communauté hautement industrialisée, où le fracas des armes le cède au dialogue et les torche-cul du chauvinisme à l'étandard hygiénique de la Croix-Rouge, c'est le triomphe de l'universalité marchande, c'est l'empire de la valeur d'échange, c'est le triomphe de la pensée heureuse régnant sur un bonheur inexistant.

Cette transparence dont ils s'enorgueillissent, ce n'est pas la transparence de l'humain mais celle des mécanismes qui dénaturent l'humain. J'aurais, hier, dénoncé une telle imposture afin de rendre la honte plus honteuse. Comme elle se dénonce aujourd'hui d'elle-même, je me réjouis plutôt qu'elle mette face à face, en chaque individu, l'impulsion du vivant et le réflexe économique qui la tue.

Ce qu'ils appellent «laxisme» est l'abaissement du seuil d'interdit, sous la pression d'un marché de l'hédonisme qui légalise la transgression.

Le prix d'un péché s'est démocratisé

L'acte immoral qui procure pouvoir et profit n'est pas une immoralité, c'est une transaction lucrative. L'économie n'a jamais rien laissé à la traîne, dont elle escomptât un bénéfice matériel et spirituel.

La religion n'a-t-elle pas été la première entreprise à prospérer dans le traitement retors du refoulement et du défoulement des pulsions ? Une fois les libertés de nature soumises aux exigences du travail quotidien, c'est une faute que d'y céder, une faute contre l'esprit économique. Le prêtre a su se faire très tôt le contrôleur et le comptable de la «faiblesse humaine». Il guette la chute de l'homme dans l'animalité et se poste à la sortie pour négocier le prix de la pénitence et du rachat. S'étonnera-t-on que l'Eglise de Rome, qui a hérité des vertus boutiquières de l'Empire, insiste tellement sur le caractère faillible de l'homme en proie aux tentations ? Plus le pêcheur succombe et mieux il acquitte en argent, en obédience, en débilité résignée la taxe de péage qui lui accorde le salut de l'âme.

Hélas, depuis que l'économie terrestre a dévoré l'économie céleste, les affaires religieuses sont tombées en des mains profanes, moins soucieuses de secours spirituel que de réalité monétaire. Il a suffi que les plaisirs s'introduisent dans la démocratie des supermarchés pour que tombent en désuétude des formes ascétiques de rachat, où l'on crachait au bassinet en battant sa coulpe.

Ce n'est pas la raison scientifique qui a balayé l'obscurantisme religieux, c'est la raison péremptoire du chiffre d'affaires. Elle a pouvoir de tout privilégier, à l'exception de la gratuité. Elle a mis en vente et à portée de toutes les bourses le bonheur débité en denrées consommables. Elle a conçu pour la satisfaction à bas prix une gamme de désirs artificiellement modelés selon une technique éblouissante de bien-être, elle a programmé le triomphe de l'autonomie automatisée : sex-shops, quick-dinners, vibromasseurs, peep-shows, télévisions, minitels roses, self-service social, culturel et psychologique.

Vaine querelle que de décréter s'il s'agit d'un bien ou d'un mal, puisque la vie est ailleurs. Ce qui est sûr, c'est que la vieille tyrannie agro-religieuse a été supplantée en Europe par une liberté formelle et commerciale qui a mené à un degré de haut développement l'humanisme marchand, c'est-à-dire une conception qui accorde à l'homme les mêmes droits qu'à un objet de prix, ni plus ni moins. C'est beaucoup si l'on songe à tant de générations sacrifiées, à la masse d'existence écourtées parce qu'elles valaient moins qu'une guigne. C'est trop peu pour qui estime que sa vie est unique et ne se peut ni payer ni échanger.

Dans la foulée, pourtant, un grand nombre de peurs, de frustrations, de conduites agressives et sournoises sont en train de disparaître. Ouvertement et presque étatiquement incitée à saisir au passage, sans scrupule et sans honte, la platée d'érotisme, de passion quantifiée et de rencontres informatisées, la clientèle hédoniste apprend à se débarasser des angoisses et des culpabilités dont la gangrène religieuse et morale noircissait, il n'y a pas si longtemps, les moindres satisfactions.

En revanche, ces libertés, qui sont des libertés de marché, se paient. La plupart des transgressions bénéficient d'une reconnaissance officielle, il suffit d'en acquitter la facture.

Pourtant, la peur de jouir n'a pas disparu, elle a seulement été ventilée dans la balance des paiements, dans le même temps que la rigueur des interdits s'atténuait pour qu'on les puisse transgresser à tempérament. Au bout du compte surgit toujours la taxe absolue, la dette insolvable d'une vie économisée jusqu'à n'avoir plus que la mort sur les os.

Moins ils éprouvent le besoin de se protéger contre eux-mêmes, plus ils se passent de la protection des autres et contre les autres.

L'ouverture

Les citadelles où se verrouillèrent si longtemps les individus et les peuples ont été pétries d'un mélange de crainte et d'assurance. Le sort des nations, des villes, des hommes louvoyait entre la confiance et la suspicion, la sincérité et le mensonge, la traîtrise et la loyauté. La ruse et l'inquiétude qui règnent à l'état endémique parmi les bêtes, les hommes de l'économie les ont encloses en eux et dans leurs sociétés.

Or, dans la nature menaçante qu'ils lui imputent, l'étranger qui se tient à l'extérieur du rempart ne se distingue pas fondamentalement de l'étrangeté qu'ils ressentent au fond d'eux-mêmes : ce mouvement du corps vers la jouissance, mouvement réprimé parce qu'il menace la civilisation du travail.

La protection des dieux et des maîtres, qu'ils appelaient de leurs cris et de leurs sacrifices, n'a jamais été qu'une protection contre eux-mêmes, contre les désirs de nature. Ein Festburg ist unser Gott !

Le déluge de la marchandise a rasé les murailles de la mentalité agraire et protectionniste. Il n'est pas jusqu'à la carapace caractérielle qui ne se lézarde et ne s'ouvre à son tour. Nous savons qu'un autre cercle se reforme pour protéger, sur ses nouvelles frontières, l'empire de la marchandise. Cependant, la peur a pour un temps desserré son étreinte.

Tout ce qui se ferme et referme n'a jamais protégé que les choses aux dépens des hommes. Il n'est ni famille ni société qui ne fonctionne à la façon d'une maffia ; il s'agit toujours de propager la peur de «ce qui peut arriver» pour vendre, avec une sollicitude maternelle, le préservatif contre les dangers qui guettent l'enfant, le citoyen, la nation.

La plupart des tyrannies ont commencé par une amélioration du sort commun pour déboucher sur le règne ordinaire du pouvoir protecteur et de l'imbécillité protégée. Si le phénomène est mieux perçu aujourd'hui, c'est à la fois qu'apparaît de plus en plus suspecte la protection que l'économie garantit contre la prétendue hostilité de la nature, et qu'une meilleure connaissance de l'enfant montre comment l'affection qui l'aidait à soutenir son autonomie s'économise peu à peu, se prête à intérêt, s'octroie en échange d'une soumission, transforme la sollicitude tutélaire en névrose de pouvoir.

Quand le marchandage affectif soumet la gratuité de l'amour à la loi de l'offre et de la demande, la séparation de la jouissance et du travail reproduit chez l'enfant les origines du pouvoir hiérarchisé.

Le déclin de la peur

Tant que le pouvoir des rois et des républiques gardait son crédit, la survie de l'espèce et la sécurité d'existence ont servi utilement de prétexte pour propager une peur qui faisait entrer impôts et soumission dans les caisses de l'Etat. Les semences de la crainte tombent désormais sur un sol stérile, elles prennent vigueur le temps d'une campagne de presse puis dépérissent.

Voyez le désarroi dans le grand guignol des armées. Elles sont là sans guerre à fourbir, sans insurrection à mater, sans même une grève générale à se mettre sous la dent. Réduites à servir de vitrine à un marché de l'armement que l'absence de conflits sérieux menace de plus en plus, leur force de dissuasion ne dissuade même plus du ridicule.

Il n'est pas jusqu'à la fonction policière qui ne s'avise parfois de dissiper l'odeur de mort par laquelle les gens d'armes sécurisent les foules désarmées.

L'idée que le criminel et le policier sont deux rôles complémentaires et interchangeables, taillés dans la même volonté répressive, n'a pas peu contribué à les nettoyer l'un et l'autre de la haine et de l'admiration qu'ils s'attiraient de la part de leurs partisans et adversaires respectifs. Les tueurs de tyrans, de ministres, d'argousins et de militaires, hier encore applaudis par la faction des insoumis, ont vu leur cote déchoir à mesure que leur image se confondait avec celle de leur victime. Ce n'est pas qu'on les soupçonnat seulement de briguer, dans l'un ou l'autre régime de liberté obligatoire, le poste qu'ils venaient de rendre vacant, non, c'est le réflexe de meurtre qui offusque ; ils ont le même mépris de la vie qu'en face.

Il faut être mort à soi-même pour réclamer la mort d'autrui. Surtout lorsque l'époque arrive à une si grande puissance et à une si grande faiblesse de l'agonie omniprésente que la vie se propage partout dans la conscience et les comportements comme la seule réalité véritablement humaine, la seule réalité qui ait valeur d'usage.

Ne me faites pas dire que, aspirant à la liquidation du pouvoir, de l'armée, de la police sous toutes ses formes, j'en pressens la disparition par quelque coup de baguette magique. Je sais assez que la chute de l'empire économique risque d'entraîner avec lui ceux que l'accoutumance et une ceratine lassitude de «chercher ailleurs» accrochent aux réalités pourries du viex monde. Ce qui touche à sa fin ranime toujours les fantômes du passé, et il se peut que le choix d'une mort imminente l'emporte sur les efforts qu'exige la restauration d'une volonté de vivre.

Cependant, je mise sur la nouvelle innocence et, ne passant pas un jour sans m'y appliquer avec sagesse ou folie, j'avoue me satisfaire de signes qui assurent ma conviction, à tort parfois, à raison souvent. Ainsi ne m'est-il pas indifférent que les parents s'initient à l'enfance, que les raisons du coeur priment çà et là sur le sens des affaires. J'entends avec plaisir les voix qui revendiquent et le refus des chefs et l'autonomie au sein de conflits traditionnellement contrôlés par des bureaucrates syndicaux, voire celles, encore insolites, qui s'élèvent de la magistrature et de la police pour démilitariser la fonction, pour proposer au criminel non le châtiment mais quelque façon de corriger, dans le sens du vivant, ce qui a été commis par ignorance et mépris de la vie.

Ce n'est pas en les raillant mais en les pressant à la lettre que l'on empêchera les appels de l'humain de tourner au discours abstrait et de se renier dans les faits.

Contre le recours à la peur en écologie

La peur pénètre dans le coeur de l'homme dès l'instant qu'il se trouve empêché de naître à lui-même. Je veux dire qu'il ne quitte les terreurs inhérentes à l'univers animal que pour sombrer dans les terreurs d'une jungle sociale où c'est un crime que de se comporter avec la libre générosité d'une nature humaine.

L'économie distille une peur essentielle dans la menace qu'elle fait peser sur la survie de la planète entière ; d'un côté, elle se donne pour la garantie du bien-être, de l'autre, elle se referme comme un piège sur toute tentative de choisir une voie différente, qu'il s'agisse de l'indépendance de l'enfant ou de la promotion des énergies naturelles.

La peur, en tant qu'argument économique, consiste à fermer portes et fenêtres alors que l'ennemi est déjà dans la maison. Elle accroît le danger sous couvert de s'en protéger. Susciter la frayeur d'une terre transformée en désert, d'une nature systématiquement assassinée n'est-ce pas encore une façon de se murer, pour y périr, dans le cercle vicié de la marchandise universelle ?

En détruisant les remparts de l'enfermement agraire pour les reconstruire plus loin aux limites de la rentabilité, l'expansion marchande a rameuté le troupeau des terreurs à la frontière d'un univers moribond et d'une nature à revivifier.

Ce qu'il y a de plus redoutable dans la peur de mourir, qui abêtit les hommes jusque dans leurs témérités suicidaires, c'est qu'elle est originellement une peur de vivre. Trépasser, franchir le pas de la mort, appartient si bien à la logique des choses que les hommes réduits aux objets qu'ils produisent y trouvent paradoxalement plus de sécurité et d'assurance qu'en la résolution de commencer à vivre et de prendre pour guide leurs propres jouissances.

La peur d'une apocalypse écologique occulte la chance offerte à la nature et à la nature humaine.

Peur naturelle, peur dénaturée et traitement humain de la peur

La peur a ceci de commun avec la maladie qu'elle appartient au langage du corps. Elle l'avertit des dangers auxquels il se trouve exposé. Toutefois, n'est-ce pas une étrange manière de se comporter que d'en amplifier la cause et les effets par la débandade ou cette fuite an avant qui se nomme courage, au lieu d'apprendre à se prémunir des risques annoncés ?

Ceux qui vivent dans la familiarité et l'amour des bêtes sauvages savent combien une réaction de frayeur augmente l'effroi et, partant, l'agressivité de l'animal approché ; alors que lui parler calmement, avec la voix du coeur, l'apaise dans le même temps que s'apaisent les inquiétudes d'une rencontre si traditionnellement marquée par l'incompréhension et le mépris.

Tel est le secret d'Orphée : la poésie est le langage affectif qui crée l'harmonie, car elle recueille, pour les faire siens, les rythmes élémentaires où bat le coeur de la nature.

Tel est le secret accessible à ceux qui pénètrent aujourdh'ui dans la familiarité des enfants, petites bêtes en voie d'humanisation et qui n'avaient jusqu'ici connu que le règne du chasseur et du chassé, du dompteur et du dompté, de la trique et du coup de griffe.

La fin du marchandage affectif - c'est-à-dire de l'amour économisé, mis sous tutelle économique - a quelque chance d'extirper cette peur au ventre qui, du berceau à la tombe, ronge l'existence depuis que les pulsions animales s'y répriment au lieu de s'affiner humainement.

Vaincre la peur, c'est encore lui rendre raison et, le plus souvent, l'exorciser en la projetant sur les autres. Il s'agit bien davantage de lui ôter son ancrage névrotique, d'extirper du corps l'angoisse qui naît des incertitudes de l'amour et des reniements de la jouissance.

On sait désormais à quel point la crainte provoque le danger, l'accroît et l'attire en raison de l'impuissance et de la débilité auxquelles elle ramène chacun comme si elle le replongeait dans les terreurs nocturnes de la petite enfance. Le beau savoir que de ne rien ignorer de la foudre et de ses effets et d'en être toujours, en matière d'angoisse existentielle, à courir sous un arbre pour se protéger de l'orage.

La peur disparaîtra avec la dépendance qui l'hypertrophie parce que le pouvoir y trouve son compte. Seule l'autonomie, partiellement offerte à l'enfance au fil de ses jouissances affinées, réduira la frayeur à un signal que la volonté de vivre soit la première à percevoir, et non plus le réflexe de mort.

Le commerce et l'industrie ont prêté une forme humaine à la justice expéditive des sociétés agraires.

La justice

Il serait fort étonnant que, ayant mis leur existence publique et privée dans la dépendance d'un système où tout se paie, ils pussent soustraire leurs coutumes, leurs pensées et leurs gestes à la balance du crédit et du discrédit, au bilan de l'actif et du passif, à la comptabilité du mérite et du démérite.

Leur conception de la justice tient tout entière dans le principe des échanges.

Justice et arbitraire

Le combat de l'équité contre l'arbitraire suit à la trace la guérilla que la conscience éclairée du commerce a toujours livrée aux puissances obscurantistes du pouvoir.

Le caprice des tyrans, le raffinement des supplices, la férocité des peines, le règne de l'injustice scellent dans les liens du sang expiatoire l'histoire des sociétés à prédominance ou à survivance agricole. Les despotismes orientaux, les féodalités, les dictatures modernes prônant le retour à la terre, les protectionnismes en mal d'«espace vital», les communautés paysannes engoncées dans l'archaïsme mental, tout ce que le délire obsidional d'une nation, l'identification à un territoire, le repli dans le droit de propriété, la carapace caractérielle engendrent de frustrations, de peurs, de rages et de haines fanatiques s'est débondé de siècle en siècle en vagues de massacres, d'holocaustes, de génocides, d'autodafés, de progroms, de vengeances et de quotidiennes barbaries.

En revanche, il n'est pas d'époque «auréolée par la gloire du commerce et couronnée par les palmes de l'industrie» qui ne fasse prévaloir sur les rituels d'expiation massive un souci rationnel d'épargner le capital humain, de ménager non la nature humaine mais la force que le travail en extrait pour assurer le progrès de la marchandise. La justice s'humanise avec la montée de l'humanisme, et l'humanisme est l'art d'économiser l'homme pour en tirer un profit durable.

L'économie économise la répression

Si le cortège des horreurs judiciaires s'éloigne lentement avec ses tortures et ses mises à mort, rendez-en grâce à l'empire de la rentabilité plus qu'à l'emprise des âmes sensibles.

Pourquoi mitrailler des milliers d'insurgés quand dix fusillés suffisent à rétablir l'ordre ? A l'instar de la maffia, la justice des Lumières ne punit qu'à regret, dans le seul intérêt supérieur des affaires.

Au reste, la sollicitude envers le coupable s'est accrue depuis qu'au travail de production s'est supperposé un travail de consommation. Le bâton des nécessités frappe moins qu'il n'agite sous le nez les carottes de la séduction. Depuis que le néon des supermarchés conduit à l'usine plus sûrement que la baïonnette, la justice prend l'allure d'un service à la clientèle et d'un bureau des contentieux.

Le coupable est un client qui a manqué aux engagements contractés d'office à sa naissance et auquel on accorde désormais des facilités de paiement. La culpabilité inhérente à l'échange a perdu sa dramatisation, voire cette indignité que l'on éprouvait jadis à ne s'acquitter jamais assez de sa dette envers Dieu, le roi, la cause, l'honneur et autres fariboles. La pompe céleste du sacrifice et du rachat a beau teinter encore d'hermine et de pourpre la parade guignolesque des tribunaux, le sentiment prévaut que la machine judiciaire n'est ni plus ni moins qu'une caisse enrgistreuse où la faute s'acquitte en amende et en traites carcérales, de la même manière que le travail salarié règle la facture des plaisirs consommables.

Auprès des pays de goulags et d'in pace, au regard des époques de crématoires et de bûchers, le progrès est manifeste. Pourtant comment se satisfaire d'une justice démocratique qui permet tous les espoirs de clémence à la condition implicite de se sentir coupable ? L'inhumanité est ainsi agencée que la plupart des biens acquis remplacent désavantageusement les maux qu'ils suppriment. Ainsi voit-on, à mesure que la justice atténue ses rigueurs, les hommes de l'économie se punir eux-mêmes de fautes dont ils s'incriminent en secret, substituant le suicide à l'échafaud, la maladie à la torture, l'angoisse au pilori.

La justice humaniste est née des progrès du talion sur le bouc émissaire.

La relation d'échange est en ceci porteuse de civilisation qu'elle limite le droit du plus fort à l'exploitation lucrative du plus faible. Le temps de survie accordé à l'esclave n'est jamais que la durée du profit qu'il assure à son maître.

L'ubiquité des échanges est ce spectre de la justice immanente qui surgit entre le pire des tyrans et le plus insignifiant de ses sujets pour tempérer l'excès de pouvoir et l'excès d'indignité. Ce qu'ils ont attribué à la mansuétude des dieux et à la clémence des princes appartenait à l'économie bien tempérée. L'histoire de l'émancipation des hommes n'a jamais entériné de libertés qui ne soient sources de revenus accrus. La justice s'est démocratisée avec le prix des marchandises.

Bienfaits de l'expansion marchande

La contradiction entre l'archaïsme du travail de la terre et la modernité de l'expansion marchande gouverne l'évolution de quelque dix mille ans de civilisation.

La communauté paysanne est au coeur du sacrifice originel comme au coeur d'un cyclone. Jamais le renoncement à soi - sans lequel le travail ne pourrait exploiter la matière naturelle pour en tirer une matière d'échange - n'a cessé de propager autour de lui une rage de détruire qui s'exacerbe à proportion de l'interdit jeté sur le désir de créer et de se créer.

L'or, les idées, le pain, le vin appartiennent au commerce de êtres et des choses, qui les dispense. Ils ont été payés dans la chair, par une castration quotidienne des désirs, par l'application à la nature d'un supplice utilitaire. Faut-il attendre de pareil traitement qu'il incite à l'amour, à la tendresse, à la générosité ? N'explique-t-il pas, au contraire, que des hommes et des femmes si cruellement entamés en leur fondement cherchent à assouvir sur une victime propitiatoire, sur un bouc émissaire, les inassouvissements auxquels leur travail les condamne ? Ceux que les coups de semonce et le fouet des sermons rapellent à l'ordre et à la peur de jouir, s'étonnera-t-on qu'ils lapident, lynchent, torturent, se livrent aux brimades, au racisme, aux exclusions chaque fois que l'aiguillon de l'austérité, du manque à gagner, de la patrie en danger, des privilèges menacés leur brûle le sexe ?

Qui sindigne d'un tel état de cruauté, de barbarie, d'obscurantisme ? Les hommes du dialogue lucratif, de l'ouverture rentable, les hommes de la modernité. C'est le profit, plus que la générosité, qui prescrit d'échanger les prisonniers de guerre contre rançon ou de les vendre comme esclaves au lieu de les supplicier jusqu'au dernier, en recouvrant sur eux les traites de la vengeance. L'humanisme prend sa source ici même.

Le talion et la justice absolue de l'«oeil pour oeil, dent pour dent» marquent sur l'aveugle sacrifice du bouc émissaire et des peuples déchus le progrès de la rationalité des échanges sur la brutale compensation du défoulement ; car à la différence de l'immobilisme agraire, il est dans la logique du troc d'évoluer vers des formes moins primitives à mesure que la monnaie invente un principe de raison universelle, un étalonnage de l'actif et du passif, une balance homologuée où se pèsent le pour et le contre.

La justice répugne au massacre expiatoire parce qu'elle n'y décèle qu'un gaspillage insensé. N'est-il pas plaisant que le langage criminologique juge intéressant et intéressé le meurtre qui rapporte beaucoup, crapuleux celui de piètre bénéfice et gratuit - avec l'horreur que le mot implique - l'assassinat où l'auteur se dédommage sur plus faible que lui de ses frustrations et de ses humiliations, comme s'il en était resté à la forme irrationnelle et bestiale de l'échange ?

Raoul Vaneigem  - 1989

1 novembre 2004

Genèse de l'humanité - La fin du pouvoir hiérarchisé (Chapitre 3/2)

Il n'est pas un domaine où l'autorité ne se dégrade et n'annonce la fin de tous les pouvoirs engendrés par l'exploitation de la nature.

L'incroyance a dépouillé les prêtres du respect et du mépris dont les drapait leur ministère. Dieu ressortit désormais de la fouille archéologique, et les épisodiques criailleries de chantier ne changeront rien à la faillite (enfin !) des entreprises religieuses.

En quelques terres vénéneuses du tiers-monde croupissent les derniers tyrans. Un universel discrédit ensevelit peu à peu les dictatures militaires dans les déjections du passé ; mieux que l'antimilitarisme le plus virulent, il fait puer d'un remugle de mort l'uniforme des armées de tous les continents et de tous les partis.

Rien n'est plus réconfortant que de voir l'histoire refermer ses poubelles sur le règne des dieux vivants, des sauveurs du peuple, des gloires providentielles, des élus charimastiques. Il faut rendre grâce au XX° siècle d'avoir désarticulé la main de fer qui tint si longtemps en sujétion le prolétariat, la femme, l'enfant, le corps, l'animal et la nature. Heureux temps où les chefs d'Etat, de famille, de coteries, de cénacles et d'entreprises dégringolent de leur prestige comme feuilles mortes, tourbillonnent dans les remous du ridicule avant de se perdre dans l'indifférence !

N'ayant plus rien de consistant à leur mettre sous la dent, la volonté de puissance ne nourrit plus que des carnassiers édentés. Sans doute l'époque continue-t-elle à jeter sur le marché son lot de créatures autoritaires, mais c'est affaire d'inertie plus de conviction. Les mutilés affectifs ont beau s'exhiber encore sous le label du regard de feu, du caractère d'acier, de la mâchoire virile, le milieu ambiant stérilise leurs semences d'amertume, d'agressivité et de mort. Ils se retrouvent déchus des raisons qui les fondèrent si longtemps en droit et en espérance : la promesse d'un Etat fort, d'un empire financier, d'une révolution nationale ou prolétarienne. La caution de la réussite leur est désormais refusée.

Au nom de quoi gouverneront-ils maintenant que l'économie les gouverne comme des pions, car l'échiquier du vieux monde ayant perdu rois, reines, tours et cavaliers, il ne reste plus pour sauter d'une case à l'autre qu'une universelle piétaille ? Poursuivront-ils un jeu qu'ils ne mènent plus, et à l'appel de quelle victoire ? Restaurer les affaires, l'Etat, l'argent, la confiance ? Allons donc ; les choses en sont à ce point que le ressort du mensonge se brise aussitôt remonté.

Les gens de pouvoir ont perdu cette foi du maquignon, qui fit les royaumes et les républiques. N'auraient-ils gardé que l'ancienne créance du commis voyageur, frappant de porte en porte pour écouler son stock de balayettes, qu'ils eussent conservé assez d'imagination retorse pour dépendre le pendu et lui vendre une autre corde. Mais non ! L'idée leur vient à peine de profiter de sirènes d'alarme qui signalent la présence d'une planète en danger. Ils ne songent pas à déboulonner les monopoles branlants de l'industrie traditionnelle, à investir dans l'écologie, à démanteler les fabriques de nuisances, à défaire en beauté ce qu'ils firent en laideur, à dépolluer et dénucléariser, à coloniser les énergies douces, à fédérer internationalement de petites unités régionales de production, à propager des modes d'autogestion rentables, bref à agir selon la constante de leur histoire : la reconversion économique des idées révolutionnaires. Du reste, il semble que l'état mental des hommes d'affaires subisse la baisse tendancielle de leur taux de pouvoir. Ont-ils ressenti comme un traumatisme personnel le fait que le commerce des armes pâtisse de l'extinction graduelle des guerres locales ? Tojours est-il qu'ils n'ont rien trouvé de mieux pour obéir aux lois de concurrence que de s'affronter dans le champ clos de la Bourse. Là, adoubés en chevaliers noirs et blancs, ils s'adonnent à des parodies de tournois, de raids, de pillage. Etonnant spectacle qu'une génération de financiers obsessionnels poussant d'un bout à l'autre d'une table d'actionnaires des séries de chiffres et des liasses de biftons tandis qu'en cascade des secteurs entiers de l'agriculture et de l'industrie vont à la casse.

A son stade suprême, le capitalisme retombe en enfance, une enfance éradiquée de la vie, ce que l'on nomme ordinairement le gâtisme. Dans le même temps que ses mécanismes apparaissent à la conscience du corps individuel, l'économie atteint à sa pure abstraction. Son évanescence est telle qu'elle lâche sous elle sa propre substance, les usines et les marchés qui en composaient la matérialité. Quelle volonté de puissance résisterait à pareil relâchement musculaire ?

La courbe décroissante de l'offensive économique

La rage de s'approprier un os à ronger ou à revendre a partout nourri la volonté de puissance. Même l'homme le plus faible protestait de sa main-mise sur un bout de pain, une femme, un chien, une manière de renommée. Voilà un trait de caractère que l'on n'a pu attribuer à la nature de l'homme qu'à la condition de la revêtir d'une cuirasse caractérielle. Le tour de passe-passe est d'autant plus manifeste aujourd'hui que, la marchandise ayant presque tout conquis, il ne reste en présence sur la terre que la redondance d'une économie sans usage et une vie découvrant l'usage humain de sa nature.

Il n'est pas un continent où la marchandise ne pousse sa modernité. L'obligation de consommer propage la démocratie à le vitesse des études de marché, la paix des échanges efface progressivement le spectre des guerres, voire de la guerre sociale, du moins sous sa forme archaïque. Le conflit qui dressait séculairement l'une contre l'autre la classe exploitée et la classe exploiteuse subit chaque jour davantage les effets de la dévaluation du pouvoir. Répression et revendications s'amollissent dans la parodie nostalgique des luttes d'antan.

Il n'est pas jusqu'à la vieille prédominance de l'esprit sur le corps qui ne lâche prise à son tour. Le marché technocratique n'a-t-il pas entrepris, en promotionnant l'ordinateur, de transformer l'outil en cerveau et le cerveau en outil ? La cybernétique réalise ainsi le programme préparé pour l'homme par la logique de la marchandise : un corps et un esprit égalitairement réunis dans une machine.

Qui s'extasiera du prodige auquel atteint le génie humain mis au service de l'économie : un corps musculaire dépourvu d'énergie libidinale et une pensée engouffrant des millions de connaissances, qu'elle ne peut traiter qu'au moyen d'une logique binaire, c'est-à-dire avec une intelligence inférieure à celle du rat ? L'émerveillement est ailleurs.

Le règne de la valeur d'échange

Comme si l'ordinateur servait d'enseigne à la boutique humanitaire où l'homme tend vers la pure abstraction, voici un monde où la valeur d'usage décroît de gadget en gadget, où les biens véritablement utiles disparaissent avec vaches, escargots, champignons et forêts, où les industries de matières premières sont démantelées au nom de la rentabilité internationale.

En revanche, la valeur d'échange tend vers l'absolu. Le profit détermine le sort de la planète dans l'ignorance méprisante de l'homme et de la nature. Une intellectualisation forcenée réduit l'écart entre travail manuel et travail intellectuel. Ce qui y gagne, ce n'est pas l'intelligence du vivant, c'est l'indifférenciation des êtres et des gestes quotidiennement pliés au réflexe d'un travail programmé pour procréer le néant ; c'est l'accord assuré non avec ce qui vit mais avec une société où tout ce qui bouge est mécanique et quantifiable en valeurs boursières. Telle est la perspective marchande. La pyramide hiérarchique a beau se tasser et le pouvoir dégringoler, le sentiment d'un univers où l'être se glace en objet continuera de pousser passivement vers la mort ceux qui ne perçoivent pas combien une violence nouvelle couve sous le pourrissement des luttes traditionnelles, à quel point l'antagonisme de l'exploiteur et de l'exploité a lassé les énergies parce qu'il révèle aujourd'hui un dénominateur commun à l'une et l'autre factions, l'exploitation lucrative de la vie.

Le déchaînement de la volonté de vivre sera aux fureurs insurrectionnelles ce que l'exubérance enfantine est aux trépignements du vieillard.

L'organisation

Jamais le pouvoir n'a disposé d'aussi grands moyens pour imposer sa souveraineté et jamais il ne lui est resté, pour les appliquer, aussi peu de force.

La politique des dieux était impénétrable. La ferveur idéologique balayait les doutes et les scrupules. Il a fallu que les exigences du marché condamnent, sous l'accusation, sans appel, de «rentabilité insuffisante», cet ultime résidu de la structure agraire qu'était la tyrannie bureaucratique pour que rien ne dissimule plus longtemps les circuits déconnectables de l'économie informatisée.

Assurément, la bureaucratisation soviétique avait déjà rendu palpable l'absurdité de plans aussi parfaitement agencés sur papier que parfaitement inutilisables. L'effondrement du glacis bureaucratique achève de démontrer concrètement ce qu'a toujours été le pouvoir hiérarchique : une tentative d'organiser le vivant en le vidant de sa substance au profit de l'économie.

La distance qui séparait l'esprit céleste de la matière terrestre tient aujourd'hui entre le poing qui se ferme sur la nécessité de travailler et la main qui s'ouvre aux plaisirs d'aimer et de créer.

La gestion de la faillite

A quoi se réduit désormais l'existence effective, sinon efficace, des dernières formes de pouvoir ? A la science du management. Elle seule est en prise directe sur l'économie depuis que l'économie s'est épouillée de sa vermine politique, rois, pontifes, chefs d'Etat et de factions, depuis qu'elle étend sur la terre ses circuits visibles du grand ordinateur.

Queslle est la qualité la plus prisée chez les hommes politiques, maintenant qu'ils sont devenus les porte-bagages des hommes d'affaires ? Quel est leur meilleur faire-valoir électoral ? Le charisme ? L'intransigeance ? La poigne ? La séduction ? L'intelligence ? Pas le moins du monde ! Il importe seulement qu'ils aient le sens de la gestion.

Belle logique : L'époque exige de bons gestionaires avec un empressement d'autant plus grand qu'il n'y a plus à gérer que des faillites.

Il y a trente ans, les révolutionnaires, exigeant la peau des bureaucrates, appelaient à la formation de nouvelles organisations qui liquideraient les fauteurs de gabegie et feraient triompher l'ordre autogestionnaire. Ils ont eu la peau des bureaucrates mais pour s'en revêtir.

Les murs de la citadelle bureaucratique et des empires de l'Est se sont effondrés non sous l'assaut des libertés révolutionnaires mais sous la poussée de la marchandise appelant à son libre passage avec tant de transparence que c'est le mot lui-même qui passe pour abolir le rideau de fer.

Les anciens combattants de 1968 - peu sensibles au refus de la survie qui s'exprimait alors - ont pris du galon dans la fringante armée des nouveaux gestionnaires. Comme la débâcle économique se gère fort bien d'elle-même, ils ont tout loisir d'agir au mieux des intérêts du peuple en agissant dans l'intérêt de l'économie. Ils mettent de l'ordre dans la défaite et de la dignité dans la débandade. Les jeunes loups ont toujours fait, le temps d'une saison, de bien beaux moutons.

Pour la première fois dans l'histoire, le sentiment que l'économie a usurpé sa souveraineté au vivant donne à la volonté de vivre la conscience d'une souveraineté à créer.

Le retour au concret

Le devenir de la marchandise a été la force des choses qui ont partout pesé sur les destinées. Son universalité a matérialisé dans le corps des individus, cependant uniques, un ensemble de fonctions et de rôles qui agitaient, comme autant de pantins à peine différents les uns des autres, des êtres persuadés d'agir selon l'esprit, la culture, l'idéologie qu'ils avaient choisis. Le retour au concret dénonce l'imposture de l'homme abstrait, de l'homme arraché de soi au nom de l'homme en soi.

La séparation entre le vécu et le marché social, qui le prétend gouverner, est si sensible aujourd'hui qu'elle prête une grande fragilité aux engagements dans quelque carrière que ce soit, à commencer par ce qu'ils appellent la «responsabilité sociale». Pourquoi, en effet, irais-je entériner un contrat avec une société si contraire à la vie que la simple survie de la planète s'en trouve menacée ? Toute obédience consentie à un monde qui se détruit n'est-elle pas un acte d'autodestruction ?

Les décombres qu'ils accumulent d'une main et rapetassent de l'autre ne me concernent en rien, si ce n'est par le détour qu'ils m'imposent. Il n'est pas facile de vivre et moins encore d'en garder l'envie, voilà un effort constant qui me dispense des autres.

Il n'y a plus, pour s'opposer à la montée du vivant, que la force d'inertie qui continue d'agenouiller ceux que le pouvoir n'a plus la force de contraindre.

Le délabrement du mécanique collé sur le vivant

Le pouvoir a perdu cette irradiation sublime et terrifiante qui le rendait si redoutablement proche et lointain : proche par son inquisition permanente, sa police sillonnant les pays et les têtes ; lointain par cet inaccessible renouvellement que n'interrompt jamais le couteau qui tranche la gorge des tyrans.

Depuis que l'opinion publique enregistre l'effondrement des diverses formes d'autorité, le mélange de peur, de haine, de respect et de mépris que propageaient les surplis, breloques et uniformes s'exorcise en rires et railleries avant de se diluer bientôt dans une indifférence amusée.

Il faut ne savoir ni aimer ni être aimé pour éprouver le besoin de gouverner les autres. Ce qui se gagne en prestige se perd en puissance affective. Et quel asservissement aux mécanismes des rôles et des fonctions ! L'obsession de régner, d'imposer, de vaincre, de subjuguer réduit le corps à un ensemble de leviers de commande. Les gestes, les muscles, les regards, les pensées obéissent à un mouvement de balancier. Il faut, ici, s'attacher par faveurs, flatteries, compromis, alliances celui qui ne peut être exclu ; et détruire là, avec morgue, insolence et raisons péremptoires quiconque ne s'est laissé acheter par contrainte, contrat et séduction. Heureuse existence qui tire son plaisir et son piquant d'une brosse à reluire et à étriller !

Plus le mécanique s'empare du vivant, plus la frustration s'affame et se nourrit de compensations agressives. Dans le temps que le pouvoir patriarcal et la vogue incontestée des comportements autoritaires prêtaient de puissants moyens aux fonctions et aux rôles, on appelait charisme, responsabilité, sens du devoir cette rage de dominer qui relève aujourd'hui de la névrose et du ridicule. Il reste à ceux qui ont l'étoffe d'un chef trop peu de tissu pour en draper décemment leur impuissance fonctionnelle et leur impuissance à vivre.

Un insigne stupidité du terrorisme prétendument subversif est de n'avoir pas compris que les créatures du pouvoir sont à ce point diminuées qu'elles tirent un puissant réconfort de l'intérêt que leur consacre une campagne d'assassinat ou de dénigrement. Signe des temps : le nom de Caserio a éclipsé celui du vague président envoyé par lui ad patres, alors que le peu glorieux Aldo Moro l'emporte dans la mémoire sur son terne assassin. Chiens couchants, chiens qui mordent et aboyeurs de l'ordre sont du même chenil. Ceux qui se battent encore pour mourir ont les cimetières qu'ils méritent.

Qui a résolu de vivre selon ses désirs devient insaisissable. Il n'a ni rôle, ni fonction, ni renommée, ni richesse, ni pauvreté, ni caractère, ni état par lesquels on le puisse agripper et prendre au piège. Et s'il doit comme chacun payer tribut au travail et à l'argent, il ne s'y engage pas vraiment, étant engagé ailleurs où il a mieux à faire.

Rien n'est plus déprimant pour le matamore que de s'apercevoir soudain qu'il n'a pas d'adversaire, qu'il se démène seul sur le ring de la concurrence et de la polémique, qu'il n'appartient qu'à lui de se donner de la révérence et du mépris.

Le miroir s'est brisé, où l'homme de pouvoir s'entendait à livrer au public une image admirable. S'il lui arrive de s'y contempler à la dérobée, c'est désormais pour saisir d'un coup d'oeil la désolante inanité de tant d'efforts, le vide affreux d'une vie sacrifiée aux apparences.

Ne jamais s'avancer où le pouvoir essouflé jette ses derniers ordres, c'est laisser qui méditait de vous avilir et écraser face à face avec son pire ennemi : lui-même.

L'art d'être à soi n'empiète pas sur l'espace des autres, il occupe un autre plan de l'existence où l'espace ne manque pas ; il laisse aux protagonistes du comportement autoritaire le choix de l'une ou l'autre façon de disparaître : en achevant de se détruire comme être vivant, ou bien en détruisant rôles et fonctions pour commencer à vivre.

En finir avec le triomphalisme et la compétition

Prendre d'instant en instant le temps de se sentir vivre, c'est se trouver libéré du droit et du devoir conjoints d'obéir et de commander. Apprendre à saisir chaque plaisir quotidien, si minime qu'il soit, crée peu à peu un milieu où l'on s'appartienne sans réserve, où l'on soit vrai sans réticence, où l'exercice du désir passionne à tel point qu'il n'est rien ni personne qui s'interposant fâcheusement ne perde aussitôt de son poids, de son importance, de son sens.

Le sentiment de plénitude n'est pas un état de fait mais un devenir, non une contemplation mais une création. Le jeu du désir et de la jouissance implique une perspective où n'entrent pas en ligne de compte les critères du monde marchand et leurs raisons impératives. Il y a là une frontière indécise qu'un savoir sensuel devrait déceler à certains signes. Je n'en veux pour exemple que l'innocence de l'enfance heureuse qui illumine le visage des amants dans le moment de l'amour alors que les accès d'autorité auxquels ils succombent impriment à leurs traits la crispation douleureuse de l'enfant frustré dans son besoin de tendresse et qui se venge par les criailleries du caprice tyrannique.

Etre heureux, c'est aussi ne se soucier ni de l'être plus ou moins qu'un autre, ni d'en fournir la preuve ou l'aveu. Le bonheur se gâte dès qu'il a besoin de se faire valoir. Otez son mobile pusillanime et apeuré au précepte «pour vivre heureux, vivons cachés» et vous lui découvrirez une signification plus profonde : la jouissance ne s'exhibe qu'à ses dépens, la bonne fortune se tourne en son contraire dès que la fatuité s'en empare. La vanité est une authenticité qui se vide avec un bruit d'évier. Ce n'est jamais le vivant qui se livre à la gloire mais sa dépouille. Le plaisir qui ne s'offre pas dans sa gratuité est une denrée de supermarché.

S'aimer n'est pas s'admirer. je n'ai que faire de la balance des valeurs comparées, des mécanismes de concurrence où le commerce des hommes est régi par le commerce des choses.

Comment prendre le plaisir d'être à soi s'il faut à chaque instant escalader le podium et s'accrocher pour n'en être pas précipité ?

Le ridicule dans lequel le tassement régulier des marchés traîne l'esprit de compétition ne rend que plus absurde et odieux le leitmotiv de l'éducation traditionnelle : «Que le meilleur gagne !» L'enfant n'a nul besoin de victoires sur lui ni sur les autres ; elles sont autant de défaites assenées à sa capacité d'aimer et d'être aimé, elles instillent en lui la peur de jouir, car au regard d'une société où tout doit être pesé, acheté, vendu, prêté, rendu, payé, la jouissance est, par sa gratuité naturelle, une faiblesse et une faute. Comme disait cette femme de tête : «Il faut éviter de faire l'amour quand on est en affaires, on y perd sa combativité

Raoul Vaneigem  - 1989
31 octobre 2004

Genèse de l'humanité - L'émergence d'une réalité autre (Chapitre 3/1)

L'empire de l'économie a jadis porté un coup d'arrêt à l'évolution symbiotique de l'homme et de la nature. sa chute ravive aujourd'hui le cours du vivant. A la tyrannie du travail succède la primauté de la jouissance où la vie se forme et se perpétue.

Ce qui était noué se dénoue. La complexité du vieux monde se disloque en un fatras de vérités péremptoires dont le ridicule ne laisse pas d'étonner. Comment a-t-on pu souffrir, se battre, mourir pour tant d'inanités gonflées d'importance ?

C'en est fini des dieux, de la fatalité, des décrets de la nature, de la détermination caractérielle, de l'aveugle destinée guidée par le hasard.

Des grands systèmes théologiques, philosophiques, idéologiques qui gouvernèrent l'existence, la poussant de Charybde en Scylla, il ne restera bientôt que le poussiéreux souvenir de l'érudition.

Les êtres et les choses se décantent, la simplicité fleurit dans un premier printemps, le quotidien prend l'aspect d'un paysage sur une terre nouvelle. Déserte est la nuit de l'homme abstrait.

L'enfant grandit à la croisée d'une conscience récente, les lassitudes de l'amour apprennent à se conjurer, l'ardeur au travail se dissipe, éclairant la frontière du désir et de la contrainte où le plaisir se perd. Parfois, le bonheur d'être à soi l'emporte sur l'ennui de ne pas s'appartenir.

Ici commencent les errances de la nouveauté, ses aberrations peut-être. En dehors de la dissection scientifique qui la livre en pièces détachées aux lumières de la pensée séparée, la vie sur la terre et dans le corps est si mal connue que la lucidité et la niaiserie risquent de s'emmêler pour un temps dans les tâtonnements de la découverte et les troubles d'une réalité autre. Qu'importe, nous voulons des mystères qui ne recèlent pas d'horreurs :

La démocratie

Les principes de la démocratie et des droits de l'homme n'ont pas de plus sûr garant que la nécessité où le marché mondial se trouve de vendre n'importe quoi à n'importe qui. Il s'ensuit que les valeurs du passé vont à la casse à la cadence de marchandises obsolètes, même si leurs débris archaïques entrent dans l'élaboration d'un éphémère modernisme.

La subversion

L'économie propage ainsi la subversion mieux et plus vite qu'une horde d'agitateurs spécialisés. Il suffit de jeter un regard sur les vitrines spectaculaires où la société exhibe les modèles de sa respectabilité et de son infamie ; il n'y traîne plus guère que des spécimens défraîchis de rois, prêtres, papes, policiers, militaires, noblions, bourgeois, bureaucrates, prolétaires, riches, miséreux, exploiteurs, exploités... et l'on a peine à croire qu'autour de tels magots s'élevèrent, il n'y a pas si longtemps, les ardeurs de la haine et de l'admiration. jamais une époque n'a été à ce point soldée à des prix défiant toute concurrence.

La lucidité

Les années 60 sollicitaient encore, pour déchiffrer le contexte social, l'exercice d'un peu d'intelligence. Il fallait de la lucidité pour percevoir les signes de faillite. Trente ans plus tard, le premier clin d'oeil venu saisit d'un bout à l'autre de la terre le délabrement du décor, l'usure du spectacle, le ridicule du pouvoir, l'effilochage des rôles, les bouts de ficelle d'une économie rapiécée. La désinvolture et l'ennui ferment les rideaux sur une tragi-comédie millénaire.

L'économie a fait et défait l'empire que les hommes ont bâti en bâtissant leur propre ruine. Chacun quitte le vestiaire sans déguisement qui vaille. Il n'y a plus qu'à marcher devant soi, et de préférence vers soi, sans autre guide que le plaisir qui brille en tout instant de vie.

Les fonctions

La diversité de leurs sociétés repose sur quelques fonctions si manifestement communes à toutes qu'elles ont été imputées à la nature humaine. Il se trouve aujourd'hui encore de bons esprits pour soutenir que l'appât du gain, la soif de pouvoir, le goût de détruire et de se détruire font partie de l'homme au même titre que sa faculté de créer. C'était, il y a peu, une opinion lucrative. Elle a perdu beaucoup de ses intérêts depuis la dévaluation conjointe des valeurs matérielles et des valeurs spitituelles.

Si le poids de l'inhumain l'emporte dans la société des humains c'est raison non de nature mais de dénaturation. L'intrusion, au coeur du vivant, des mécanismes répétitifs du travail manuel et intellectuel, de l'échange par l'offre et la demande, du refoulement et du défoulement des désirs ont inscrit dans les gestes, les pensées, les émotions ces mouvements par quoi l'économie s'empare des hommes et de leur environnement.

L'expansion de la marchandise a réprimé l'expansion de la vie ne lui laissant d'autre voie que celle d'un déchirement où ce qui ne se vit pas se vit abstraitement, au moyen des rôles, qui sont le tribut payé par l'humain à l'inhumanité des fonctions économiques.

Les rôles

L'apprentissage de l'enfant canalise la poussée des désirs. Loin de les affiner dans un essai d'harmonisation où la relation affective serait prépondérante, il les équarrit à la dimension de rôles stéréotypés, de conduites soumises aux lois de l'échange, de l'exploitation, de la concurrence. L'éducation arrache l'enfant à ses plaisirs pour l'introduire de force dans une série de moules où il ne sera plus que la représentation de lui-même.

Il fut un temps où les couleurs et la vivacité des rôles compensaient l'interdit jeté sur les pulsions du corps, où la violence des débordements découvrait une manière de satisfaction dans les pratiques de l'avidité, de l'autorité et de la renommée qui s'y attachait.

On estimait alors que naître baron ou serf, devenir empereur ou éboueur, monter aux honneurs ou à l'échafaud participaient de l'histoire et du destin, non d'une logique conquérante progressant par inclusion ou exclusion, sauvant le rentable et damnant le manque à gagner. Une fatalité, assurément, mais une fatalité préméditée et calculée, la détermination d'une pratique qui n'avait rien de divin ou de céleste.

Le spectacle social permettait à des existences encorsetées de péchés, de remords, de terreurs, de culpabilité de briller dans les fastes et la fange de la gloire ou du supplice. On était saint, savant, débauché, criminel, intéressant par dépit de n'être rien seul à seul avec soi. Une pieuse imagerie entretenait les vocations de la nullité.

La vie n'est guère plus riche aujourd'hui mais les rôles ont dégénéré en grisaille et pauvreté. Qui répondrait désormais aux tambours de la renommée militaire, religieuse, patriotique ou révolutionnaire ? Qui endosserait pour «épater la galerie» l'uniforme caractériel qui a pour fonction de capter l'attention d'imposer un prestige, de conduire le troupeau ?

L'idée a fait son chemin que, bien ou mal jouées, les rôles procèdent d'un réflexe conditionné, d'une salivation au coup de sonnette. C'est une habitude qui se perd depuis que l'enfant n'est plus assimilé à un chien, ni le chien à une machine, et que la machine, elle-même modèle de perfection marchande, a cessé d'être le modèle de la perfection humaine.

Fin des fonctions et des rôles

Pendant des millénaires, ils se sont battus comme des forcenés pour ranger et étiqueter les êtres et les choses. Ils cherchaient de bas en haut et de gauche à droite la place de l'homme dans les desseins de Dieu et ne découvraient en fait que l'emplacement réservé au produit et au producteur dans chaque étape du processus marchand.

Cependant, si conditionnés qu'ils fussent par les mécanismes fondamentaux du système - la transformation de la force de vie en force de travail, la division laborieuse de l'esprit et du corps, l'échange et la lutte concurrentielle pour le contrôle des marchés - ils n'ont jamais été les purs produits de l'économie qui les gouvernait. Ils gardaient, chevillée en eux, une grâce de vie irréductible à la logique et à l'ordre marchands, ils s'y baignaient en d'éphémères moments d'amour, de générosité, de création, prenant en soudaine horreur le permanent calcul de l'existence ordinaire.

Bien que les rôles, qui les maintenaient sur la scène sociale où l'apprentissage et l'initiation les avaient jetés, décidassent souvent de leur survie ou de leur mort, combien de fois ne leur est-il pas arrivé, au coin d'une rue, dans un salon, en sortant du bureau, de se demander ce qu'ils faisaient là, de découvrir dans leur corps quelqu'un qui cessait d'être un autre qu'eux-mêmes, de tirer le rideau sur la lamentable bouffonerie des mérites et des démérites, de tout abandonner pour se mettre en quête d'une fortune qui ne doive rien à l'argent ni au pouvoir.

Ce qui n'était hier que fulgurance, bouleversement sans lendemain, coup de folie ou révolte revêt l'allure d'une réaction de plus en plus fréquente et prévisible depuis qu'à l'instar du marché des changes le marché des valeurs sociales s'effondre, dévaluant les rôles, quels qu'ils soient. Qu'est-ce que perdre la face alors que l'envers vaut l'endroit, et à quoi bon se coincer le corps et l'esprit dans les grimaces d'une autorité sans bras ni jambes ?

L'authenticité

L'authenticité n'est pas une réalité nouvelle, ni Kleist une exception, qui prétendait n'être heureux qu'en sa seule compagnie parce qu'il lui était permis d'être tout à fait vrai. Ce qui est nouveau, c'est le relief que prend l'authenticité dans l'effritement du mensonge social, dans le délabrement des personnages typés auxquels chacun était contraint de s'identifier dès l'enfance.

Fin des vedettes

Quelques mois suffisent dorénavant pour que croissent et décroissent le crédit ou le discrédit des vedettes, que leur renommée tienne au domaine de l'art, de la politique, du crime ou de la mondanité. Il y fallait naguère plusieurs années, des dizaines parfois. La gloire s'éteint aujourd'hui sitôt allumée.

Du temps que les réputations se perpétuaient, l'opinion publique recevait l'éclat d'un nom sans s'inquiéter des techniques d'éclairage et des machineries de l'apparat. L'obscurité de beaucoup d'existences prêtait du lustre à un petit nombre de gens qui n'eussent pas autrement brillé par leurs vertus particulières. Le faste d'un monarque, la faconde d'un guide suprême, la vogue d'un auteur rejetaient dans l'ombre les artifices d'une mise en scène conçue pour prêter une grandeur factice aux petits hommes du pouvoir.

L'inflation médiatique

Je ne soutiens pas que le talent de paraître se soit perdu. Il existe de nos jours d'excellents artistes dans l'art de tromper le peuple mais moins de peuple pour se laisser abuser et moins de moyens pour soutenir de grandes séductions. Car en dépit d'une inquiétante fascination des images, le mensonge ne mord plus avec la même acuité. L'oeil, l'oreille, le goût, le toucher, la pensée glissent sur une pléthore de clichés sans qualité qui ne les peuvent fixer bien longtemps.

A la surproduction de biens inutiles - par quoi se marque l'affolement de la marchandise, son processus de cancérisation - correspond un fatras d'informations qui décourage la digestion, écoeure le consommateur, épuise l'intérêt. C'est là que l'appétit, refusant d'indigestes fadeurs, s'éveille à d'autre faims plus substantielles.

Alors que, ses circuits engorgés par la frénétique accélération du spectacle, la machine à décerveler implose lentement, son effet délétère se perpétue par le paradoxal biais de ceux qui la combattent. La peur qu'elle entretient chez des gens dont l'esprit critique sert trop souvent d'exorcisme et de justification à la peur de jouir amplifie la taille du colosse et sous-estime la fragilité de ses pieds d'argile. Obsédés par le harcèlement de la bêtise, ils mettent toute leur intelligence à en parer bêtement les coups. Leurs railleries couvrent d'un dernier habit de mensonges le roi désespérément nu. Mieux que les faiseurs médiatiques d'abstractions, d'idéologies, d'illusions, de régurgitations religieuses et mystiques, ils prêtent de la gravité à cet encombrement de valeurs obsolètes à quoi se réduit l'effondrement de la civilisation marchande, et ils traitent en futilité la puissance du désir de vivre qui affleure partout sous leurs pas.

Dualité des rôles

Le spectacle subit le tassement du marché social. Les rôles y sont soldés au prix du pouvoir. dans les arlequinades de parlement, de prêtoire, de conciles ou de conseils d'Etat, ce sont les coulisses et les ficelles qui suscitent la curiosité.

Comment prendre un seul rôle au sérieux quand on les a sous les yeux couplés par deux, arrangés en faire-valoir, vendus à la paire dans une interchangeable vérité : bon et mauvais, brillant et minable, dur et mou, juge et coupable, policier et assassin, terroriste d'Etat et terroriste privé, prêtre et philosophe, réactionnaire et progressiste, exploitant et exploité ?

Le style de vie

Le regard de la vie reprend la couleur de l'éternel, à contempler soudain, dans l'espace et le temps, l'alpha et l'oméga de la mort : le déluge de l'expansion marchande, la terre engloutie par un océan d'affairisme, les remous où les générations se succèdent, surnagent et se noient le temps d'un écu gagné et perdu. Seuls ont résisté au cataclysme perpétuel de l'historique quelques sommets où se sont réfugiés, portant la qualité de l'être, les irréductibles ferments de l'humain : l'enfance, l'amour et la création.

Le cycle des apocalypses incessantes s'achève avec la fin de l'économie. La roue de fortune et d'infortune qui de siècle en siècle tournait le long d'un même sillon de guerres, misères, maladies, souffrances et lendemains amers se brise. Ceux qui estiment que l'univers va se briser avec elle ont peut-être raison mais c'est la raison que leur dicte la grande lassitude qui les rallie au parti de la mort.

Pour qui se réjouit qu'il n'y ait plus ni drapeau, ni maîtres à penser, ni rôles à soutenir, voici le temps de l'authenticité, et d'un style de vie où les êtres renaissent à eux-mêmes, à la jouissance de ce qu'ils désirent vivre.

Un dolce stil nuovo succède aux violences du refus pour investir dans la volonté de vivre une énergie obstinée, qui n'est plus celle du désespoir et de l'insatisfaction mais celle de la jouissance et de l'insatiable. Il se départit lentement des attitudes caractérielles, des gestes mécaniques, de l'ignorance névrotique, de l'amertume agressive qui traduisent l'obédience du vivant à l'économique. Il s'éloigne autant qu'il est possible des accoutumances où l'échange l'emporte sur le don, le pouvoir sur l'affection, le défoulement sur l'affinement des plaisirs, la culpabilité sur le sentiment d'innocence, le châtiment sur la correction des erreurs. Mais s'il estime archaïques de tels comportements, il ne les récuse pas au nom d'une pensée séparée, d'un parti pris intellectuel, d'une morale, car loin d'en venir à bout, il ne ferait ainsi qu'en reproduire l'engeance. Il les repousse parce qu'ils l'ennuient et troublent son plaisir, parce qu'il y a mieux à vivre, tout simplement.

La vie se joue et ne se représente pas

Si l'évolution de l'enfant ne cesse d'engranger des certitudes nouvelles, c'est qu'elle forme la racine d'une humanité qui se dégage de l'animalité sans succomber encore à l'emprise de l'inhumain.

Les hésitations croissantes de l'enfant au seuil d'une école où la pensée séparée de la vie s'enseigne de plus en plus malaisément ne traduisent-elles pas le refus d'entrer dans la carrière qui a fait de leurs aînés des êtres souffreteux, vrillés de désirs tordus, écorchés par une mort quotidienne et jouant leurs derniers rôles dans la parodie du bonheur.

Leur attitude envers les rôles ne ressortit pas de la critique à laquelle se livrent volontiers les adultes, si bien éclairés sur le négatif qu'ils ne s'en dépêtrent pas. Il est facile en effet de railler ceux qui s'en remettent du soin de leur bonheur à un dieu, à un potentat, à un parlementaire ou à un bureaucrate syndical mais les railleurs sont-ils mieux représentés par eux-mêmes. Est-ce que l'image qu'ils s'échinent à donner d'eux ne traduit pas un reniement de leur propre authenticité ? Est-ce qu'elle ne contient pas en germe le mensonge général du système représentatif et électoral ? N'est-ce pas comme si, quêtant quelque ascendant sur leur entourage, ils l'engageaient à voter pour eux ?

Les enfants ne succombent que tardivement à un tel piège. Ils perçoivent d'abord comme un jeu les rôles que les adultes endossent avec un imperturbable sérieux. Ils prennent, à s'identifier tantôt au gendarme, tantôt au voleur, un plaisir identique. Ils passent avec désinvolture du juge au coupable, du médecin au malade, du fort au faible, du maître à l'esclave, du bon au méchant. Le jeu de la métamorphose et du déguisement, voire de l'affabulation prétendument mensongère, appartient à un fond symbiotique où les êtres et les choses sont reliés entre eux par le mouvement d'une vie commune.

A mesure que le jeu se fige, que les gestes s'appauvrissent dans le ballet mécanique de l'argent et de la promotion, l'enfant est instamment prié de se forger une image de marque, de se loger sous une raison sociale. Les agréments de la métamorphose entrent à reculons dans une réalité fantasmatique non sans que l'adolescent, enfin fixé sur les choix et les orientations que les exigences de l'économie lui imposent, ne garde au coeur l'impression qu'il a poussé la mauvaise porte et que toutes celles d'à côté eussent été préférables.

La contrainte et l'ennui de se donner à voir sous un angle intéressant et intéressé - à «frimer» comme disent les écoliers - découvrent aujourd'hui leur péremptoire inutilité dans la faillite du marché social et de ses valeurs traditionnelles. Une fois de plus, le retour à l'enfance s'identifie à la tentation de renaître à soi-même, dans la pluralité des désirs et l'unité de la vie, dans les métamorphoses humaines de la nature recréée.

Raoul Vaneigem - 1989

30 octobre 2004

Genèse de l'inhumanité - Le travail (Chapitre 2/8)

Le travail a mécanisé le corps comme il a imposé au monde qu'il transformait la réalité de ses mécanismes.

Le monde a changé de base avec la révolution néolithique : il évoluait dans une symbiose de la nature et de l'humain et il s'est mis sens dessus dessous en prenant pour fondement de son progrès et de sa civilisation une activité spécialisée qui détruit l'unité primordiale, épuise la nature en dénaturant ses ressources et généralise un système de contraintes qui fait de l'homme un esclave.

Le beau résultat que de s'enorgueillir d'une pratique inaccessible à l'animal pour s'interdire aussitôt l'accès à la création, qui forme le génie humain !

La mécanisation économique

En se substituant au potentiel créatif, le travail pénètre dans l'évolution avec une redoutable force de fragmentation. Sous l'onde de choc des gestes répétitifs, des comportements lucratifs, des moeurs serviles et tyranniques, la richesse de l'être se disloque en une pacotille d'idées et d'objets broyés et triés par les mécanismes de l'avoir.

La nécessité de produire et de consommer des biens matériels et spirituels refoule la réalité des désirs, la nie au nom d'une réalité forgée par l'économie. Ce qui est ainsi mis en pièce, réduit à un ensemble de rouages, n'est rien de moins qu'une totalité vivante, où les règnes minéral, végétal, animal se fondaient dans le creuset de la nature pour créer une espèce nouvelle, dotée du pouvoir de créer à son tour.

L'histoire montre avec une précision croissante comment le travail perfectionne la mécanisation de l'individu et de la société à mesure que la marchandise étend son emprise sur la terre et dans le corps.

Il y a quelque chose d'artisanal dans le martèlement originel de la jouissance, et dans l'orgie, l'émeute, le massacre où elle se débonde dès que se relâche le travail régulateur du roi, du prêtre, du fonctionnaire, du plébéien, de l'esclave. Il y a de l'universalité industrielle dans les fureurs révolutionnaires qui prêtent au défoulement des passions opprimées la conscience d'un changement social imminent. Mais quel désenchantement, universel lui aussi, quand il apparaît que les révolutions n'ont fait que traduire le passage d'un stade économique à un autre et que les nouvelles libertés n'incluent en rien la liberté de jouir.

Seul le travail qui transforme le monde a été le moteur d'un progrès qui a propagé partout la défaite de l'humain et l'image de sa victoire. Depuis que l'obligation de produire s'est prolongée en persuasion de consommer, le travail s'est fait, d'objet d'horreur, sujet de satisfaction. Son omniprésence ne laisse plus un ilôt de nature à la surface de la terre - même l'Amazonie succombe - et il n'y a pas dans les profondeurs de l'homme une passion qui ne se glace dans l'ennui de ses cadences. La marchandise a si bien exploité jusqu'à ses limites l'énergie de la vie terrestre et individuelle qu'une grande langueur mène à la mort Brocéliande et le merveilleux désir d'y aimer.

Qui s'obstine à participer à ce monde-là s'enlise dans les tics et les redites de son propre glas. Tout son discours n'est plus, comme son existence, qu'une oraison funèbre. C'est désormais à la croisée de la mort consentie et de la vie à créer que les enjeux de la destinée sont engagés.

Le travail sépare l'homme de la jouissance de soi. Telle est la séparation d'où procèdent toutes les autres.

La castration des désirs

L'homme de désirs a été chassé de son corps par le travailleur qu'il est devenu. L'économie n'a pu prendre le pouvoir qu'en économisant la vie, en transformant l'énergie libidinale en force de travail, en jetant l'interdit sur la jouissance, sur la gratuité naturelle où le désir s'accomplit et renaît sans cesse.

Les pulsions du corps - les besoins primaires de se nourrir, de se mouvoir, de s'exprimer, de jouer, d'accéder au plaisir sexuel - ont été enrégimentés dans une guerre de conquête dévolue au profit et au pouvoir. C'est une guerre qui, ne les concernant en rien, les atteint pourtant jusque dans leur volonté d'y échapper.

Coupé de ses désirs d'accomplissement, l'individu n'a plus en face de lui que les multiples modalités de sa mort. Le travail lui est un suicide commode, d'une hypocrisie toute sociale : il commence par ôter l'essentiel de la vie, et la routine fait le reste.

S'il n'existait pas au coeur de l'enfance une aussi précise castration, croyez-vous que tant de générations eussent permis par leur volonté de servitude tant de séculaires tyrannies ?

La division du travail a fait le maître et l'esclave dans l'individu et dans la société.

L'abstraction

Le pouvoir du ciel, du maître et de l'Etat commence dès que le corps, obéissant aux impératifs économiques, renonce à ses jouissances.

Le travail, qui sépare l'homme de lui-même, se dédouble à son tour, il se scinde en une activité intellectuelle et en une activité manuelle. Le processus s'inscrit dans la logique de l'exploitation du sol et du sous-sol.

L'organisation des labours, des semailles, des récoltes distribue le temps en une série de contraintes, un calendrier saisonnier gouverne les occupations de la communauté, l'irrigation suppose un tracé de canaux, la répartition des eaux, la prévision du temps. Chaque saison apporte son lot de problèmes à résoudre : préparation de la terre, résistance des matériaux, extraction de matières premières, amélioration des techniques, observation des astres, géométrie dans l'espace.

Les choses ne s'ordonnent selon la plus grande efficacité qu'à la condition de les regarder de haut, comme de ces tours et promontoires que les privilèges accordés aux organisateurs, et usurpés par eux, appesantiront d'un sens lourd de conséquences, transformant des constructions initialement fonctionnelles en monuments de tyrannie : cairns, mastabas, pyramides, donjons.

La fabrication d'outils de plus en plus nombreux, le traitement des minerais, le défrichement des forêts, la multiplication des tâches spécialisées, à quoi s'ajoutait le souci de défendre contre la convoitise des voisins les lieux où s'épanouissait une fortune nouvelle, tout concourait à concentrer en quelques têtes un savoir issu d'une pratique d'abord commune à tous.

Graduellement arrachée des mains des praticiens, la connaissance s'est élevée telle une buée de la terre pour se condenser dans les cieux et retomber en averse comme si elle émanait des dieux. L'expérience commune à tous s'est abstraitement ramassée en quelques têtes qui en firent un secret, un mystère. Il ne s'est guère passé de temps que les mandements du savoir devinssent les décrets du pouvoir.

Pouvoir temporel et pouvoir spirituel

De la maîtrise de l'espace, du temps, des eaux, des échanges sortit l'engeance des prêtres et des rois. L'éclair des ordres et le tonnerre des commandements churent d'un au-delà, que fondaient bel et bien ici-bas le sacrifice du corps au travail et la puissance égalisatrice du prix, le Logos universel d'une monnaie qui circule et impose partout ses équivalences, réussissant ce prodige d'apposer le signe «égal» entre un terrain pétrolifère et dix mille Indiens à expulser.

Le travail ne fonde pas seulement l'économie terrestre, il la dédouble, à l'image de sa propre division, en une économie céleste, en un pur et hypocrite domaine de l'esprit régnant sur la matière.

Au sommet de la pyramide hiérarchique, Dieu auréolera le prêtre-roi, jusqu'à l'arasement qu'en 1789 les premières trépidations de la machine industrielle imposeront à l'édifice archaïque du monde.

Déchéance de la terre et du corps

Tandis que les maîtres s'inventent une ascendance céleste pour razzier la terre au nom des dieux, le corps se recroqueville ainsi que la communauté sur laquelle se referment murs et frontières de la propriété.

De quelle déchéance ont-ils osé frapper ce corps sans quoi l'homme n'existe pas, qui est le lieu de toutes les sensations, de toutes les connaissances, de toutes les délectations et de toutes les peines ; ce centre lumineux des réalités tangibles, creuset où l'alchimie des trois règnes transmute la sensibilité du cristal, du végétal et de l'animal dans la faculté humaine d'accomplir le grand oeuvre de la nature !

Ils l'ont réduit à deux principes fonctionnels, à deux organes hypertrophiés, une tête qui commande, une main qui obéit. Le reste a la valeur calculée des abats sur l'étal d'un boucher : le coeur, réservé non aux futilités de l'amour mais au courage des armes et de l'outil ; l'estomac, destiné à soutenir l'effort physique, et que risqueraient de brouiller fâcheusement les plaisirs de la table ; l'appareil génital et urinaire, affecté à la reproduction et à l'évacuation et dont l'usage voluptueux est cause du péché, de souffrance et des maladies.

Jugez de la qualité accordée aux jouissances quand, les mécanismes du corps au travail ayant rempli leurs offices, le bonheur différé par les affaires a le loisir de se satisfaire.

Le travail est l'exploitation lucrative de la nature terrestre et de la nature humaine. La dénaturation est le prix de sa production.

Le parti de la mort

Quand le travail succède à la cueillette des ressouces offertes à l'ingéniosité humaine par la terre, l'eau, les forêts, le vent, le soleil, la lune, les saisons, il substitue à la relation symbiotique des hommes et de la nature un rapport de violence. L'environement et la vie qui en est issue déchoient au rang de pays conquis et à reconquérir sans relâche. Le producteur les traite en insoumis, en ennemis sournois.

La nature a connu le sort de la femme, admirable comme objet, méprisable comme sujet. Elle a été violée, chiffonnée, saccagée, dépecée en propriétés, mortifiée juridiquement, épuisée jusqu'à la stérilisation. Le corps rompu au va-et-vient des muscles et aux redondances de l'esprit, n'est-ce pas le triomphe de la civilisation sur les «bas instincts», entendez la quête du plaisir ?

On sait comment tant de vertus gouvernant le bonheur ont propagé le goût de détruire et de se détruire. Quand l'usine du travail universel n'absorbait pas l'énergie libidinale, le trop-plein se débondait en conflits d'intérêts et de pouvoir que les Causes aussi diverses que sacrées promenaient de drapeau en drapeau. Cependant, la nature humaine s'épuise aussi et l'hédonisme qui réduit la satisfaction des désirs à la consommation de plaisirs surgelés est bien contemporain des forêts moribondes, des rivières sans poissons et des miasmes nucléaires.

Le travail a si bien séparé l'homme de la nature et de sa nature que rien de vivant ne peut désormais s'investir dans l'économie sans prendre le parti de la mort. On conçoit que d'autres voies paraissent et que la gratuité, jadis taxée d'irréalité, soit désormais la seule réalité à créer.

Raoul Vaneigem - 1989

29 octobre 2004

Genèse de l'inhumanité - Le cercle commercial (Chapitre 2/7)

L'expansion marchande a toujours porté à bout de bras les espérances humaines pour les jeter à bas à la distance exacte où son intérêt faiblissait. Elle a beau ouvrir dans l'immobilisme théocratique, féodal ou bureaucratique la brèche d'une liberté, il faut savoir qu'elle a déjà refermé sur l'usage qui s'en pourrait exercer la parenthèse de la rentabilité.

Que découvrent-elles en sautant le mur ces passions qu'enrageait l'oppression des lois rigides, de traditions étouffantes, de rigueur morale, d'inhibitions névrotiques ? Le devoir de payer les nouveaux droits de transgression. Ainsi le libertinage rend raison au puritanisme, le libéralisme à la tyrannie, la gauche à la droite, la révolution au despotisme, la paix à la guerre, la santé à la maladie.

Qu'on n'invoque pas ici l'effet d'une prétendue loi naturelle : il n'entre dans le jeu qu'effets de commerce. La prépondérance de l'échange a imposé sa structure de marché aux comportements, aux moeurs, aux modes de pensée, à la société. La chose est si évidente aujourd'hui qu'il n'est pas un domaine - idéologique, politique, artistique, moral, culturel, répressif et insurrectionnel - où la faillite de l'économie n'entraîne un effondrement des cours, un tassement des valeurs, une lassitude de l'offre et de la demande, une indifférenciation entre l'envers et l'endroit, le moderne et l'ancien, la vogue et l'oubli.

La fin des temps apocalyptiques

Jusques et y compris son expansion industrielle, l'enclos agraire a suinté des rages et des terreurs de la vie et de la ville assiégées. Jour et nuit, l'apocalypse veille aux portes de la cité. Il n'est pas d'horizon d'où ne puisse à chaque instant jaillir le feu de la destruction et l'on croirait pressentir une manière d'apaisement quand déferlent enfin les hordes de pillards, d'ennemis héréditaires, d'émeutiers, quand surgit, accomplissant sa promesse, la mort épidémique, nucléaire ou chimique.

Il est vrai que vivant dans la peur du glaive, ils font périr par le glaive, scellent, dans le rituel du sacrifice, et l'expiation et la vengeance. Ce ne sont jamais que leurs propres crachats qui leur retombent sur la gueule. Le feu qui les dévore est le feu qu'ils allument, ou du moins qu'embrase en eux et autour d'eux l'échauffement mécanique de la vie réduite au travail.

Dans les tournants de l'histoire, à l'endroit où l'expansion marchande prend son élan et rompt la léthargie des sociétés agraires, les lumières de l'apocalypse clignotent avec un éclat accru. La succession des crises économiques et des bouleversements qu'elles suscitaient n'a jamais manqué de faire emboucher les trompettes de la fin des temps et ces temps-là ont fini si souvent qu'il n'y a plus rien à en attendre aujourd'hui ni d'heureux ni de malheureux.

L'apocalypse s'est dévidée avec le siècle qui voit se profiler sous les apparences d'une crise économique une crise de l'économie, une mutation de civilisation. Ce n'est plus la peur d'un cataclysme qui incite à se réformer et qui guide vers des révolutions dont elle ne pourrait que programmer l'échec. Une confiance en soi se ranime peu à peu, comme si tout ce qui s'éveille à l'exubérance et à l'innocence du vivant ralliait à elle la quête incertaine, individuelle et quotidienne, d'une jouissance sans partage. La mutation en cours laissera derrière elle le cycle périmé d'une histoire où révolution et répression n'ont jamais fait qu'obéir au mouvement de systole et de diastole de la marchandise en tous ses états.

Préhistoire du commerce

Si l'agriculture et le commerce ont présidé à la naissance de l'histoire, leur préhistoire comporte à la fois des conditions qui en rendaient le développement possible - mais non nécessaire - et des modes de vie qu'un tel développement va si bien refouler dans l'imposssible qu'il faut, pour les conjecturer, se souvenir de l'inversion comportementale imposée par la prise de pouvoir de l'économie.

Les réserves de chasse balisées et délimitées par les chasseurs du mésolithique annoncent l'enclos agraire et trahissent encore une animalité prédominante, tant par la pratique de prédation que par le souci de marquer le territoire.

En revanche, il existe une volonté d'humanité dans l'art d'éviter l'affrontement entre deux groupes qui convoiteraient une même région riche en gibier. On sait comment la commensalité, l'exogamie, l'échange de quelques gouttes de sang réalisent la gageure de fondre en une seule et même chair deux êtres et deux communautés distinctes, de sorte que le mal occasionné à l'un atteigne l'autre et que le bien prodigué par chacun soit pour tous une profusion de jouissances.

Le repas pris en commun, l'accouplement et le mélange de sang opèrent en une alchimie charnelle, dont se souviennent les amants de tous les temps, l'union du corps individuel et du corps collectif. Chyle, sperme et principe vital distillent la quintessence du plaisir d'être ensemble sans cesser d'être soi.

Niera-t-on que l'usage de donner et de recevoir la nourriture, l'amour et le sang, qui est le tourbillon de la vie, esquissait une évolution au sein de laquelle rien n'excluait que se fonde une harmonie sociale, une humanité qui eût développé son organisation créatrice comme le règne minéral, végétal et animal avait développé son organisation adaptative ? N'est-ce pas là que la mémoire collective a puisé la nostalgie d'une société rythmée par les respiraions de la vie ? Une société qui n'a pas besoin de contrainte pour éviter que le sang ne soit pas répandu, une société où l'amour s'éteigne et renaisse sans semer haine et mépris, une société où le droit de manger, de se loger, d'errer, de s'exprimer, de jouer, de se rencontrer, de se caresser ne tombe pas sous le coup d'un chantage permanent.

La jouissance de soi et des autres, les «noces alchimiques» avec la nature, la poursuite du plaisir dans le labyrinthe des désirs divergents, tel a été le projet confusément apprêté à l'aube d'une histoire qui l'a abandonné aux rêveries, pour n'avoir sans doute pu résoudre un problème de bouleversements climatiques et démographiques hors d'une économie agraire qui assurait la survie de quelques-uns aux dépens du plus grand nombre.

Tout ce qui en a subsisté tient en de vagues promesses de fraternité, d'égalité, de générosité, d'amour que la religion et la philosophie gardent comme des hochets au fond de leurs sanglants bagages. Sa chaleur irradie encore dans le coeur des enfants et des amants et il n'est pas jusqu'au langage qui n'ait gardé souvenance d'un bonheur originel en évoquant sous le plus glacé des substantifs une relation érotique : «avoir commerce avec quelqu'un», ou amicale : «être de commerce agréable».

Que signifie la rémanence insolite de l'amour et de l'amitié dans un concept qui appartient à la logique, peu amène, du principe «les affaires sont les affaires» ? Que le souvenir du vivant hante jusqu'à la forme même qui l'a vidé de sa substance.

Avec la «révolution néolithique» de l'économie, la prolifération de la vie cède le pas à la prolifération de la marchandise. A la symbiose des êtres et des choses, à l'osmose des différentes espèces se substitue un commerce, au sens moderne du terme, un échange lucratif des biens produits par le travail.

Le corps à corps où la tendresse remplaçait peu à peu la violence bestiale n'inspire plus aux moeurs une douceur et une lenteur où les conflits se dénouaient. Il n'est plus désormais de geste, de pensée, d'attitude, de projet qui n'entrent dans un rapport comptabilisé où il faut que tout soit payé par troc, monnaie, sacrifice, soumission, récompense, châtiment, vengeance, compensation, redevance, remords, angoisse, maladie, souffrances, défoulement, mort.

Le vide d'une angoisse sans fond dévore ce corps si naturellement bâti pour s'emplir de vie chaque fois que la jouissance le remplit de joie. Son énergie s'épuise en force de travail, sa substance s'emprisonne dans une forme abstraite, son regard se détourne de lui comme d'une chose ignoble et s'égare dans l'infinie sottise des mandements célestes.

L'individu particulier s'identifie à l'anonyme prix de ce qu'il produit et qui est produit en son nom. En dehors de quelques passions qui le chevillent encore à la vie en perdition, il n'est plus qu'une marchandise ; il possède une valeur d'usage, qui fait de lui l'instrument servile des besognes les plus diverses, et une valeur d'échange, à la faveur de quoi il s'achète et se vend comme une paire de bottes. C'est ainsi que le commerce lui a tenu lieu de génie jusqu'à nos jours, où le chômage le jette au rebut, où la crise monétaire le dévalue, et où il s'avise comme par enchantement que sa valeur est unique, incomparable et sans prix.

Raoul Vaneigem - 1989

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