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Les Racines du Mal
6 août 2004

Dans l’Amérique de Bush, Big Brother se porte bien (1)

Les États-Unis jouissent d'une relative liberté et des milliers d'entités médiatiques y opèrent sans contrôle gouvernemental. Cela n'a jamais empêché les principaux mass media du pays d'aider les autorités américaines à se livrer à d'étonnants numéros de désinformation au détriment d'un grand public ciblé comme victime de vastes campagnes de propagande. En 1953 au Guatemala, l'Administration d'Eisenhower avait déjà manigancé la chute d'un gouvernement démocratiquement élu sous prétexte qu'il était issu d'un « coup d'État communiste » et d'une « agression soviétique », et qu'il constituait une « grave menace » pour la sécurité des États-Unis : en juin 1954, une armée de mercenaires, organisée et équipée par Washington, était descendue renverser un gouvernement guatémaltèque pratiquement désarmé. Les accusations américaines étaient aussi fausses que ridicules mais les médias avaient applaudi avec un enthousiasme hystérique que résumait une manchette du New York Times du 1er mars 1953 : « Comment les Communistes ont pris le Contrôle du Guatemala (1) »
Dans les années quatre-vingt, c'est le gouvernement des Sandinistes du Nicaragua qui se voit également accusé de soutenir une « révolution sans frontières » et de menacer gravement la sécurité du pauvre géant américain, en vertu de mensonges tout aussi absurdes. Sans les mettre en question, la plupart des médias publient ces accusations comme des news, attisant ainsi dans l'opinion américaine un climat de peur fort propice au soutien d'une guerre larvée contre cette minuscule victime (2).

En l'an 2003, le même pitoyable mastodonte se prépare à agresser un autre petit pays parce que le Président George W. Bush nous dit qu'il menace la sécurité des États-Unis. Cette fois encore, les grands médias s'empressent de coopérer en confirmant que la menace doit être prise au sérieux, se gardant bien de préciser que les États-Unis (tout comme Israël) possèdent des stocks d'armements de destruction massive bien plus importants que l'arsenal de Saddam Hussein, au point que leur utilisation par ce dernier serait un véritable suicide. Ils ne disent pas non plus que ces armes pourraient à peine fournir à l'Irak une capacité défensive minimale, ni que ce sont les États-Unis qui ont permis à Saddam Hussein d'acquérir ce potentiel destructeur dans les années quatre-vingt, lorsque Bagdad était l'allié de Washington dans sa guerre contre l'Iran, l'ennemi commun d'alors. Silence également sur le fait que Saddam, sachant que la riposte serait dévastatrice, n'en a pas fait usage lors de la guerre du Golfe de 1990.
Les médias n'expliquent nullement les nouveaux projets d'élimination du chef de l'État irakien : s'agit-il d'une volonté de contrôler ses réserves d'hydrocarbures, du désir de consolider le pouvoir américain dans la région, de l'intérêt pour Israël de voir éliminer une puissance hostile et de créer un environnement lui permettant d'attaquer (ou de « transférer ») les Palestiniens ? Ou serait-ce la satisfaction d'une vieille vengeance contre celui qui « a tenté d'assassiner [mon] père » — c'est-à-dire George Bush senior ?
Si les grands organes de presse et de communication se mettent au service d'une telle propagande et donnent ainsi le ton à tous les autres, c'est qu'ils sont aux mains d'une « élite » dont les intérêts sont étroitement liés à l'establishment politique et aux milieux d'affaires américains qui voient le monde à travers le même prisme idéologique et qui les financent en les inspirant. Tributaires des mêmes sources d'informations — officielles pour la plupart — ces mass media sont contrôlés par ceux qui, au gouvernement ou dans le secteur privé, sont chargés de sévir contre tout déviationnisme. Ainsi, quand le Président G. W. Bush décide de chasser Saddam Hussein et de prendre le contrôle de l'Irak, son gouvernement inonde les agences de presse d'affirmations et d'accusations qui, les unes après les autres, se révèlent fausses ou exagérées — ce qui n'empêche nullement les médias de les colporter aussitôt comme de véridiques « nouvelles ». Si les journalistes tentaient de rétablir le véritable contexte historique, c'est-à-dire l'aide et la protection prodiguées à Saddam Hussein par Ronald Reagan et George Bush senior dans les années quatre-vingt, ils trouveraient leurs supérieurs peu enclins à publier des textes aussi peu patriotiques et seraient accusés de faire « l'apologie de Saddam. (3) »
Sur un certain nombre de sujets, un tel système produit une sorte de « ligne générale » plus souvent associée à des pays totalitaires comme la défunte Union soviétique, qui fonctionne d'autant mieux aux États-Unis qu'elle est acceptée et disséminée, sans coercition gouvernementale particulière, par le marché ou par d'autres processus naturels. Une telle « ligne » devient ainsi plus convaincante qu'une propagande dirigiste brutale (4).
Grâce à elle, le système a donné naissance à une novlangue qui rappelle le monde décrit par George Orwell dans 1984, avec ses messages grondants de hargne pour les actes des nations ennemies ou toute politique honnie par l'élite au pouvoir et, en revanche, des slogans qui « ronronnent » de satisfaction à l'égard des amis ou des clients du système. Retransmis aveuglément par les grands médias, cette terminologie nouvelle fait aujourd'hui partie des rouages bien huilés de la machine de propagande américaine.

La tradition orwellienne aux États-Unis

Si ces « bons usages » linguistiques orwelliens (5) sont revenus en force avec George W. Bush, ils remontent à la fin de la Seconde Guerre mondiale : en 1947, le ministère de la Guerre [War Department] devient le ministère de la Défense [Defense Department]. Ce changement intervient au moment où les États-Unis s'attribuent le rôle de puissance hégémonique et étendent leurs interventions de l'hémisphère occidental à la planète tout entière. À travers un discours qui menace d'utiliser la force, leur « défense » se fait alors offensive en élargissant son domaine d'application. Ce mot « défense », qui suggère en réalité (et en ronronnant) une riposte à tous ceux qui se montreraient hostiles ou menaçants, gagne la faveur de l'establishment de l'époque et son usage se répand chez les politiques, les journalistes et les intellectuels américains : on instaure un « budget de la défense » — non un budget de la guerre — et encore moins un budget de « la projection de la force » ou de « l'offensive »!
Une autre expression orwellienne rejoint le lexique impérial : « la sécurité nationale ». Pendant toute la guerre froide, les gouvernements de Washington ont proclamé qu'ils ne faisaient que répondre à la menace soviétique et aux ambitions communistes de conquête mondiale en défendant leur « sécurité nationale » — une sécurité qui se dit mise en péril en 1954 par un gouvernement guatémaltèque élu permettant aux syndicats du pays de fonctionner, et qui confisque quelques terres laissées en jachère par la United Fruit Company (6). Ces termes ne servent qu'à couvrir l'action hégémonique et intéressée des grandes corporations américaines, mais avec l'entière coopération des médias, cette appropriation du vocabulaire orwellien permet à Washington de renverser un à un les gouvernements qui refusent d'offrir « un climat favorable » aux investissements de ces grandes firmes pour les remplacer par des régimes plus accommodants : Marcos, Mobutu, Suharto, Pinochet et les généraux salvadoriens, brésiliens, argentins, etc (7). Le pitoyable géant U.S. ne se sent en sécurité qu'en imposant son contrôle et sa domination sur les petits pays d'une zone d'influence qui ne cesse de croître.

La guerre du Viêt-nam donne lieu à d'autres orwellismes qui permettent aux États-Unis de déguiser leur volonté d'imposer manu militari le gouvernement de leur choix à une lointaine société paysanne. Il a été dit et répété qu'ils résistaient ainsi à une « agression » nord-vietnamienne (ou sino-soviétique) contre le voisin du Sud ; on a même parlé d'une « agression interne » dont la population du Sud se serait rendue coupable à l'encontre de son propre gouvernement — sélectionné par les États-Unis et installé à Saigon !
En fait, c'est à cause du veto américain que le Nord et le Sud ont été séparés lors des élections unificatrices prévues par les Accords de Genève de 1954, lorsqu'il s'est avéré que le parti communiste de Ho Chi Minh allait les gagner haut la main. Sachant cela, les États-Unis ont maintenu la séparation des deux Viêt-nam en intervenant militairement et en créant un gouvernement fantoche contrôlé par Washington, le Sud Viêt-nam, dont l'invasion par d'immenses forces américaines, en 1965, se heurte principalement au peuple que Washington prétend sauver d'une prétendue agression communiste. C'est ce peuple qui se voit sauvagement attaqué par des « libérateurs » qui « détruisent leur pays pour mieux le sauver » (selon la célèbre formule d'un colonel américain à propos de la ville de My Tho). En termes de logique élémentaire, les États-Unis ont commis une agression contre le Viêt-nam du Sud, mais je n'ai encore jamais vu le moindre reportage, le moindre éditorial qui définisse ainsi la politique américaine de l'époque (8).

On trouve d'autres orwellismes concernant les négociations et les élections lors du conflit vietnamien : afin de contrer les critiques et les protestations qui se font entendre, aux États-Unis, contre les massacres de masse commis par les raids aériens des bombardiers, le napalm et les défoliants toxiques largués sur des populations censées être « sauvées », le gouvernement américain fait périodiquement aux Vietnamiens des offres de « négociations » — tout en les informant en catimini (et « off the record ») que la guerre continuera jusqu'à leur complète reddition. Convaincus de ce « rejet » des offres de paix, les médias avalent ces bobards de relations publiques, ce qui a pour effet d'accélérer d'autant l'escalade de la guerre (9). Au Sud, pour la galerie, les États-Unis organisent de spectaculaires « élections » dans lesquelles des mercenaires, dûment sélectionnés, font campagne contre quelques inconnus alors que tous les candidats de l'opposition sont écartés. Ces scrutins ne remplissent aucune des conditions d'une élection libre : ce sont des « élections » de façade destinées à convaincre le peuple américain que la brutale invasion américaine a été bien accueillie par ses victimes sud-vietnamiennes. Comme pour les « négociations », ces mascarades publicitaires réussissent grâce à l'entière et complaisante coopération des principaux médias (10).

Au cours de la guerre froide, les États-Unis ont constamment relancé la course aux armements en proclamant à intervalles réguliers que le géant américain souffrait de « retards » par rapport à l'Union soviétique. Qu'il s'agisse des missiles, de la puissance de feu ou de la vulnérabilité, ces « handicaps » qu'il fallait sans cesse combler étaient des mythes, mais ils ont réussi à s'imposer grâce aux médias qui, fidèles au dogme officiel, n'ont jamais mis en doute les estimations exagérées de la « menace soviétique »(11). Jamais ils n'ont communiqué au grand public le message d'Herbert York, principal conseiller du Président Eisenhower en matière de technologie militaire, qui déclarait en 1970 : « Nous avons constamment gardé le contrôle du rythme et de l'ampleur de la course aux armements. Pendant trente ans, nos initiatives unilatérales et répétées en ont inutilement accéléré l'escalade. (12) ».
La course a repris pendant les années Reagan (1981-1988) sous le vieux prétexte que le retard des États-Unis par rapport à Moscou justifiait un nouvel arsenal pour assurer la « sécurité nationale » — alors que les dirigeants soviétiques de cette époque s'efforçaient d'obtenir un accord de désarmement, tant cette compétition exorbitante avec un adversaire mieux armé était en train de menacer leur propre sécurité. (... /...)

par Edward S.Herman - AUTODAFE n°3-4 - Printemps 2003
Edward S. Herman est professeur de Finances à la Wharton School, University of Pennsylvania. Entre autres essais, il a publié plusieurs livres avec Noam Chomsky dont The Political Economy of Human Rights (South End Press, 1979), et Manufacturing Consent, paru en mars 2003 aux éditions du Serpent à plumes sous le titre La Fabrique de l'opinion publique.


(1). Ce barrage médiatique est décrit par Edward S. Herman dans "Returning Guatemala to the Fold", in Gary D. Rawnsley, Cold-War Propaganda in the 1950s, St. Martin's Press, 1999.
(2). Cf. Jack Spence, "The U.S. Media Covering (Over) Nicaragua," in Thomas Walker, Reagan Versus the Sandinistas, Westview Press, Boulder, Colorado, 1987.
(3). Edward S. Herman et Noam Chomsky ont analysé ce système dans Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media, Pantheon Book, New York, 2002 — (La Fabrique de l'Opinion publique, Le Serpent à Plumes, Paris, 2003) ; Cf. Edward S. Herman, "Propaganda System Number One", Z Magazine, septembre 2001.
(4). Ibid.
(5). Cf. l'analyse des applications américaines d'un tel système in Edward S. Herman, "From Ingsoc to Amcap, Amerigood & Marketspeak" in Jack Goldsmith & Martha Nussbaum : 1984 : Orwell & Our Future, Princeton University Press, 2003.
(6). Cf. note n°1 supra ; cf. Piero Gleijeses, Shattered Hope : The Guatemalan Revolution & the United States, 1944-1954, Princeton University Press, 1991.
(7). Edward S. Herman, The Real Terror Network, South End Press, Boston, 1982, chapitre III.
(8). Cf. Manufacturing Consent/La Fabrique de l'Opinion publique, op. cit., introduction et chapitre V.
(9). Franz Schurmann, The Politics of Escalation in Vietnam, Fawcet, New York, 1966 ; Richard DuBoff & Edward S. Herman, The Strategy of Deception, Public Affairs Press, Washington D.C., 1966.
(10). Edward S. Herman & Frank Brodhead, Demonstration Elections : U.S.-Staged Elections in the Domenican Republic, Vietnam & El Salvador, South End Press, Boston, 1984.
(11). Tom Gervasi, The Myth of Soviet Military Superiority, Harper & Row, New York, 1986.
(12). Herbert York, Race to Oblivion, Clarion, New York, 1970, p. 230.

Traduit de l'anglais (USA) par Guy Ducornet

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