Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Racines du Mal
5 août 2004

Les Diables du nouveau siècle (2)...

... /...
 
V.

Après Pedrito, Luzbel se décida à changer pour un genre plus paisible et décida de surveiller une fillette zapatiste : la Toñita.
La tendance de la Toñita à mépriser l'amour qui "pique beaucoup" ne préoccupait pas Luzbel (à mon grand scandale, il qualifia cette tendance de "salutaire"). Ni cela ni d'avoir été habilité comme poupée par une Toñita s'entêtant à lui couper les ailes.
— Tu n'aurais pas été le seul à qui on les aurait coupées, dis-je avec rancœur.
Le "diable gardien" supporta tout cela, mais ne put supporter de continuellement casser et recoller la petite tasse de thé qui est la vie des fillettes zapatistes...
C'est ainsi que le "diable gardien" de la Toñita renonça et s'en fut surveiller la Eva. Cela dura peu. A la dixième-quinzième fois qu'il vit l'Ecole des vagabonds, avec Pedro Infante et Miroslava, il s'endormit et la Eva en profita pour lui broder quelques fleurs et un "Vive l'EZLN" sur les ailes. La honte fit émigrer Luzbel.
Après la Eva, suivit la Chelita. Une enfant brune de six ou sept ans et des yeux noirs comme des étoiles. Il arriva à Luzbel ce qui arrive à tous, lorsque la Chelita le vit, elle le laissa gelé (température peu adéquate pour un diable), le fit voler par les cieux (direction peu recommandable à cause de l'expulsion et cetera) et lui lança un "Ave Maria purissime !" qui fut, cela oui, de trop. Ce fut comme si on lui arrachait l'âme, pardon, les ailes, lorsqu'ils lui retirèrent la surveillance de la Chelita et l'envoyèrent avec la Chagüa.
La Chagüa, comme son nom l'indique, ne s'appelle pas "Chagüa" mais Rosaura, mais jamais personne ne l'appelle par son nom. Elle doit avoir à peu près huit ans. Elle fait partie d'une petite bande d'enfants belliqueux dont le chef n'est pas un garçon, mais une fille, elle-même la Chagüa. Elle est la première et la plus rapide à grimper aux arbres pour attraper les cigales, elle est la plus féroce et précise dans les combats à coups de pierres et de boue, elle est la première à se lancer dans la bagarre et, jusqu'à maintenant, personne ne l'a entendue demander quartier. Cependant, lorsqu'elle s'approche de nous, quelque chose d'étrange se produit : la Chagüa est une enfant tendre et douce qui prend la Mar dans ses bras et lui demande de lui raconter un conte ou de la peigner ou rien de plus que de se blottir dans ses bras et de rester là silencieuse, soupirant de temps en temps.
Luzbel ne renonça pas à cause de la confusion que la "tendre furie" de la Chagüa lui créait, mais parce que dans une bagarre une grêle de pierres le toucha et que la bosse qui s'ensuivit lui laissa une troisième corne qui ne l'avantageait en rien. C'est ainsi que Luzbel partit surveiller une autre enfant, la Mariya.
La Mariya doit avoir environ sept ans et c'est elle qui a la plus grande adresse au lance-pierres dans son village. C'est ce que nous avons découvert, nous et le village, lors d'un de nos passages par ces terres.
Après avoir marché de nombreuses heures, la Mar et moi nous nous étions effondrés sur le linteau d'une hutte. Nous n'avions pas encore récupéré notre souffle, lorsque arrivèrent el Húber, el Saúl, el Pichito et un nombre indéterminé d'enfants aux noms également indéterminés. Tous portaient un lance-pierres et cherchaient quelqu'un de compétent pour juger qui avait la plus grande adresse. La Mariya était assise à côté de la Mar et ne disait rien. Sans me lever, j'organisais les tournois et je demandais de viser une boîte à dix pas de distance. Passèrent tous et chacun d'eux et la boîte était toujours à sa place.
Lorsque je demandais si tout le monde était passé, la Mar dit : "Il manque la Mariya."
Au grand scandale de tous, la Mariya s'intégra au groupe et emprunta un lance-pierres.
Un murmure de désapprobation vibra dans le groupe de garçons (je n'étais pas parmi eux, non par féminisme, mais parce que je n'avais pas la force de me lever et de porter assistance à mon genre).
La Mariya dédia un rapide regard de mépris aux enfants et cela suffit pour les faire taire. Il régnait un silence qui tenait un peu de la moquerie et beaucoup de l'expectative...
La Mariya tendit le lance-pierres, ferma un œil à la façon dont l'enseignent les manuels de lance-pierres, tira et la boîte sauta dans un fracas métallique.
La Mariya et la Mar éclatèrent en un cri de joie : "Les femmes ont gagné !"
Nous les garçons sommes restés stupéfaits, contrits et sur le flanc. "Ne vous inquiétez pas, leur dis-je pour les consoler, la prochaine fois faisons le concours sans la Mariya." Je crois que je n'ai convaincu personne.
Luzbel était éduqué "à l'ancienne", c'est-à-dire : les lance-pierres ne sont pas pour les femmes. Ainsi il avait une, disons, "crise de conscience machiste" qui finit par crever lorsque la Mariya le battit au rude et (ex) viril sport de tirer les boîtes avec le lance-pierres. C'est ainsi que Luzbel s'en fut en un autre lieu.
Dans d'autres communautés, Luzbel surveilla Regina, une enfant de neuf ou dix ans qui se comporte comme si elle en avait trente. Mûre et responsable, Regina est sœur et mère de ses petits frères, garde du corps des insurgés, la meilleure tortillera du quartier et un soleil lorsqu'elle sourit. Malgré son expérience en brûlures infernales, Luzbel renonça quand il ne put plus supporter la brûlure des doigts en retournant les tortillas dans le comal.
— Ce n'était pas les brûlures, me déclara Luzbel, mais il fallait se lever à quatre heures du matin pour faire le feu, moudre le maïs et faire les tortillas. Et cela n'était que le début de la journée...
Ne pouvant dormir et avec les doigts brûlés, Luzbel partit surveiller la Yeniperr.
La Yeniperr est un excellent exemple de la victoire de l'oiseau sur la machine. Lorsque les hélicoptères survolent sa communauté, la Yeniperr leur galope après en les bombardant de questions. Devant des projectiles si fiers, les appareils belliqueux se retirent et la Yeniperr continue de voleter entre les tortolitas et les colibris. Lorsque la Yeniperr vole, elle s'égare, et elle n'a rien à craindre, à moins que les terribles Capirucho et Capirote ne soient dans les parages.
Avec la Yeniperr, Luzbel tint à peine quelques jours. Selon ce qu'il me raconta, ce ne fut pas la peur des hélicoptères et des avions gouvernementaux qui lui fit demander son changement de travail.
— C'est que jamais ça ne m'a trop réussi, de voler. C'est pour quelque chose je suis un ange tombé... dit Luzbel en se massant les fesses.
Jamais il n'aurait dû le faire, car ils lui assignèrent, à cause du manque de personnel, la tâche de surveiller deux enfants : l'Olivio et le Marcelo, c'est-à-dire, Capirucho et Capirote.

VI.

Olivio, ou l'autodénommé "sergent Capirucho", m'a confessé que, lorsqu'il sera grand, il sera "Sup". "Et toi Sup, qu'est-ce que tu vas être ?" me demanda-t-il en sachant que l'accomplissement de son aspiration me laisserait sans emploi. "Moi ? dis-je pour gagner du temps, je vais être un cheval, un enfant cheval, et je vais m'en aller jusque là-bas, bien loin..." en lui montrant un point indéfini à l'horizon. "Tu peux être sergent", me consola Olivio tandis qu'il découvrait une petite tourterelle qui voletait ignorant les aspirations hiérarchiques du, aujourd'hui, Capirucho et le terrible lance-pierres qu'il portait à son cou.
"Caporal Capirote", répond Marcelo quand on lui demande comment il s'appelle. Sans aucune peine et peut-être en faisant usage du privilège militaire de son "grade", il entre où il veut et commence à chercher des bonbons, des chocolats, à raconter des histoires incroyables ou se met à épier les femmes quand elles se baignent.
L'Olivio et le Marcelo, Capirucho et Capirote. Ces deux enfants jouent à se surprendre mutuellement lorsqu'ils se mettent à dire des poésies. Quatre poèmes forment leur répertoire, et toujours ils s'arrangent pour les mélanger les uns avec les autres. Le résultat ? Peu importe si, à la fin, ils obtiennent une sucette ou un chocolat, s'ils peuvent dessiner des billes ou partir chasser, toujours infructueusement, des oiseaux quiscales. Capirucho et Capirote pensent qu'il n'y a pas de meilleur remède au manque d'affection qu'un bon quiscale à manger ensemble.
Ces deux nains, pardon, enfants, ont la batterie surchargée. Ils ont à peu près sept ans et étendent chaque jour leur rayon d'action. Entre épines et acahuales ils poursuivent l'erello (une espèce de salamandre de près d'un mètre de long), mais ne s'en approchent pas trop. Ils ont traîné Luzbel absolument partout, il a les ailes pleines d'épines et d'écorchures, ils lui ont rempli les poches de cailloux (pour le lance-pierres) et l'ont soûlé avec leur "blabla" constant. Les nuits ne lui suffisaient plus pour récupérer et, très tôt, il devait aller avec eux pêcher des coquillages, des crabes et des "crevettes", aller à la caféière, était piqué par des fourmis, des abeilles ou par quelque animal "sauvage" de la communauté, devait donner un coup de pied à un ballon dégonflé, manger tout ce qu'ils trouvaient à portée de main et à leur hauteur, et les écouter raconter des exploits qui ne leur étaient jamais arrivés. Mais ce qui déprimait le plus Luzbel est qu'ils le prenaient comme cible pour s'entraîner avec le lance-pierres.
Luzbel est déjà vieux, son âge remonte à la nuit des temps. Je ne dis pas cela pour vous tirer des larmes mais pour que vous compreniez. Je connais Capirucho et Capirote et je suis sûr que le travail de les surveiller laisserait Dieu lui-même épuisé (soit dit en passant, Il n'est plus jeune non plus !).
C'est pourquoi je ne fus pas surpris lorsque Luzbel me dit qu'il renonçait définitivement à surveiller les enfants zapatistes.
— Je préfère aller au Kosovo ou au Rwanda ou dans n'importe quel autre endroit où l'ONU accomplit sa mission de promouvoir des guerres, dit Luzbel en se redressant. Je suis sûr que là-bas il y a davantage de tranquillité.
Et, déjà en s'éloignant, il ajouta :
— Ou au diocèse d'Ecatepec ou à la chambre patronale mexicaine, ce qui revient au même. Là-bas, il y a de la corruption, des mensonges, des outrages, des vols et toutes ces méchancetés plus appropriées aux diables orthodoxes comme moi.
Je comprends le désespoir et la douleur de Luzbel. Je suis sûr qu'il aurait préféré ne jamais essayer d'organiser un syndicat angélique s'il avait su que, à un détour du temps, il allait devoir courir après ces enfants.
A la lumière d'un ver luisant, j'ajoutais un P-S à la lettre pour Eduardo Galeano :
"P.-S. QUI APPORTE PLUS DE RENSEIGNEMENTS.
Don Eduardo,
Dans les montagnes indigènes du Mexique, Dieu ne vit pas. Ni le Diable, même si on le paie..."
Il faisait presque jour, et c'est ainsi que je me séparais de Luzbel et revins avec la Mar.

VII.

La majorité des enfants zapatistes en exil de Guadalupe Tepeyac sont nés et ont grandi loin de leurs foyers. A la tête du gouvernement mexicain se trouve maintenant un autre parti politique et ces enfants continuent d'être pris en otages (maintenant par ceux qui s'autodénomment "promoteurs du changement") pour nous imposer de nous rendre. Qu'est-ce qui a changé pour ces enfants ? L'histoire de leur village d'origine leur semble un conte, si loin dans le temps et dans l'espace qu'y revenir leur semble un voyage très long. Ce sont les mêmes calculs politiques mesquins et le même orgueil stupide qui les ont expulsés de leurs villages qui se refusent aujourd'hui à leur rendre ce qui leur appartient.
Non seulement dans ce village errant mais dans toutes les communautés zapatistes les enfants grandissent et deviennent des jeunes et des adultes au milieu d'une guerre. Mais, contrairement à ce que l'on peut penser, les enseignements qu'ils reçoivent de leurs peuples ne sont pas de haine et de vengeance et encore moins de désespérance et de tristesse. Non, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, les enfants grandissent en apprenant qu'"espérance" est une parole qui se prononce collectivement et apprennent à vivre la dignité et le respect des différences. Peut-être qu'une des différences de ces enfants avec ceux d'ailleurs est que ceux-ci apprennent depuis qu'ils sont petits à voir le lendemain.
Plus et encore plus d'enfants continueront de naître dans les montagnes du Sud-Est mexicain. Ils seront zapatistes et, comme tels, n'arriveront pas à avoir un ange gardien. Nous, "pauvres diables", devront les protéger jusqu'à ce qu'ils soient grands. Grands comme nous, les zapatistes, les plus petits...

Sous-commandant insurgé Marcos. Mexico, février 2001
Publicité
Commentaires
Archives
Publicité
Publicité