Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Racines du Mal
27 juillet 2004

Inventer une vie réussie

La postérité fonctionne étrangement : elle transforme souvent un individu en destin à partir de paradoxes, de malentendus, d'erreurs, d'aproximations et autres décalages avec la réalité. Ainsi Jean-Toussaint Desanti que la rumeur s'évertuait à présenter comme une figure majeure de ce XXème siècle philosophique - "le plus important des philosophes français d'aujourd'hui", affirmait même la quatrième de couverture de l'un de ses ouvrages paru en 1999 ! - alors qu'en plus d'un demi-siècle on ne lui doit qu'un seul vrai livre : Les Idéalités mathématiques, sa thèse de philosophie des sciences, austère et vraissemblablement lue par une poignée, pas même peut-être par ceux qui répandaient l'encens...
Avec cet opus, deux ou trois textes d'entretiens, un recueil d'articles, Jean-Toussaint Desanti disposait d'une aura qui débordait largement les effets produits par sa pensée - une philosophie des sciences infusée d'un langage phénomélogique daté des années soixante-dix. Pour quelles raisons, dès lors, crier au génie ? Certes, il eut pour élèves des auditeurs fameux, dont Althusser et Foucault, puis une génération d'agrégatifs passés depuis aux commandes de la machine universitaire - et les démocrates aiment à la folie les professeurs des écoles élitistes parisiennes. Mais est-ce suffisant ?
Son trajet dans le siècle, peut-être ? Rien non plus qui dénote l'exception, l'excellence ou qui signale une étoffe de héros, une carrure de génie, un costume de saint... Une formation de normalien à Paris, une résistance honorable, bien que de papier, à partir de juillet 1942, une adhésion au parti communiste pro-soviétique en 1943, un activisme stalinien jusqu'en 1953, un métier de professeur de philosophie tenu jusqu'à l'âge de la retraite, un enthousiasme somme toute grégaire en Mai 68. Alors ? Alors rien là non plus...
Comment donc expliquer cette passion ressentie par tous ceux qui l'ont professée sinon en déduisant que son charisme, à la manière d'une figure socratique, procédait de son contact, de sa parole, de son verbe - de ce qui ne passe jamais la rampe du livre, de la transcription écrite et de l'entretien figé sur le papier. Si tel était le cas, alors tous ceux qui n'ont pas eu la chance de l'avoir approché ignoreront définitivement ce qu'ont pu être cette voix, ce corps, cette présence, ce sourire malin - et de chat matois - parfois saisi par des photographies. Mystère...
Or, dans le train qui me ramenait chez moi, en Normandie, j'ai découvert mi-janvier dans les journaux les premiers comptes rendus de La liberté nous aime encore, un autre livre d'entretiens avec un journaliste. Décidemment... A la lecture de ces articles, ce que j'appris du personnage me plut : ce goût (corse ?) pour les armes, y compris dans les rues de Paris, cette espèce de nonchalance (corse ?) qui laisse les autres désespérer de la rareté de ses livres publiés, cette détermination (corse...) à construire son existence sans souci des normes, des lois, des préjugés dominants. J'entr'aperçus là le charisme de l'homme.
Ma sympathie augmenta lorsque je découvris son exceptionnelle histoire d'amour avec sa femme, soixante années durant. La rencontre sur les toits de l'ENS, le chat caressé en commun, la décision, à ce moment, que ce serait pour la vie, le refus de soumettre l'autre, de se l'approprier, la pratique sartrienne des amours nécessaires (le pivotal de Fourier) et des amours contingentes (la papillonnante du même), la construction de deux libertés en contrepoint : l'invention de son existence, en philosophe. Je me décidais alors à lire ce livre dès que possible - puis, en ouvrant Libération ce matin du 21 janvier, je découvre que Jean-Toussaint Desanti vient de mourir. Soudain, je me découvre triste...
Publicité
Commentaires
Archives
Publicité
Publicité