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Les Racines du Mal
2 novembre 2004

Genèse de l'humanité - La fin du juge et du coupable (Chapitre 3/3)

La peur et l'agressivité diminuent avec le prix que la société fixe aux interdits et à leur transgression.

Le libre-échange achève de démanteler les vieux remparts de la structure agraire et chaque brèche met à la mode quelque idée nouvelle d'ouverture et de liberté.

Les sociétés archaïques cernaient de murailles à la fois protectrices et oppressives leurs champs, leurs propriétés, leurs villes, leurs nations. La modernité marchande a entrepris de les jeter à bas.

Les cités ont perdu leurs murs d'enceinte, les frontières s'effacent lentement. Sont-elles tournées les dernières pages sanglantes de l'épopée marchande ?

La guerre de 1914 et la reprise de ses braises mal éteintes en 1940 marquent, à ce qu'il semble, les ultimes vociférations ubuesques du protectionnisme, cette régression de l'esprit commercial à la mentalité agraire.

Le tumultueux passage du capitalisme privé au capitalisme d'Etat a vu se bâtir et s'effondrer les citadelles totalitaires du nazisme et du bolchevisme.

Les routes d'aujourd'hui, si embrumées d'illusions qu'elles demeurent, sillonnent plus librement l'Europe ; un laissez-aller, dûment patenté, tourne en dérision les vieux interdits et la violence qui, traditionnellement, les transgressait.

La paix des échanges

Un marché de plus en plus «commun» célèbre les libertés d'un commerce qui n'exclut aucune direction ni aucun objet et prête en quelque sorte sa largeur de vue aux opinions et aux consciences. Une paix des échanges imprègne peu à peu les relations sociales et internationales, elle écarte pêle-mêle les affrontements entre les peuples et les révolutions à l'ancienne, noyant le poisson de la révolte dans le verre d'eau de la palabre.

Tout baigne dans un conjonction apparente d'intérêts si déliquescents qu'ils découragent jusqu'à l'idée que l'on puisse se battre encore pour les défendre ou les revendiquer.

Ce qui s'incarne en fait dans cette communauté hautement industrialisée, où le fracas des armes le cède au dialogue et les torche-cul du chauvinisme à l'étandard hygiénique de la Croix-Rouge, c'est le triomphe de l'universalité marchande, c'est l'empire de la valeur d'échange, c'est le triomphe de la pensée heureuse régnant sur un bonheur inexistant.

Cette transparence dont ils s'enorgueillissent, ce n'est pas la transparence de l'humain mais celle des mécanismes qui dénaturent l'humain. J'aurais, hier, dénoncé une telle imposture afin de rendre la honte plus honteuse. Comme elle se dénonce aujourd'hui d'elle-même, je me réjouis plutôt qu'elle mette face à face, en chaque individu, l'impulsion du vivant et le réflexe économique qui la tue.

Ce qu'ils appellent «laxisme» est l'abaissement du seuil d'interdit, sous la pression d'un marché de l'hédonisme qui légalise la transgression.

Le prix d'un péché s'est démocratisé

L'acte immoral qui procure pouvoir et profit n'est pas une immoralité, c'est une transaction lucrative. L'économie n'a jamais rien laissé à la traîne, dont elle escomptât un bénéfice matériel et spirituel.

La religion n'a-t-elle pas été la première entreprise à prospérer dans le traitement retors du refoulement et du défoulement des pulsions ? Une fois les libertés de nature soumises aux exigences du travail quotidien, c'est une faute que d'y céder, une faute contre l'esprit économique. Le prêtre a su se faire très tôt le contrôleur et le comptable de la «faiblesse humaine». Il guette la chute de l'homme dans l'animalité et se poste à la sortie pour négocier le prix de la pénitence et du rachat. S'étonnera-t-on que l'Eglise de Rome, qui a hérité des vertus boutiquières de l'Empire, insiste tellement sur le caractère faillible de l'homme en proie aux tentations ? Plus le pêcheur succombe et mieux il acquitte en argent, en obédience, en débilité résignée la taxe de péage qui lui accorde le salut de l'âme.

Hélas, depuis que l'économie terrestre a dévoré l'économie céleste, les affaires religieuses sont tombées en des mains profanes, moins soucieuses de secours spirituel que de réalité monétaire. Il a suffi que les plaisirs s'introduisent dans la démocratie des supermarchés pour que tombent en désuétude des formes ascétiques de rachat, où l'on crachait au bassinet en battant sa coulpe.

Ce n'est pas la raison scientifique qui a balayé l'obscurantisme religieux, c'est la raison péremptoire du chiffre d'affaires. Elle a pouvoir de tout privilégier, à l'exception de la gratuité. Elle a mis en vente et à portée de toutes les bourses le bonheur débité en denrées consommables. Elle a conçu pour la satisfaction à bas prix une gamme de désirs artificiellement modelés selon une technique éblouissante de bien-être, elle a programmé le triomphe de l'autonomie automatisée : sex-shops, quick-dinners, vibromasseurs, peep-shows, télévisions, minitels roses, self-service social, culturel et psychologique.

Vaine querelle que de décréter s'il s'agit d'un bien ou d'un mal, puisque la vie est ailleurs. Ce qui est sûr, c'est que la vieille tyrannie agro-religieuse a été supplantée en Europe par une liberté formelle et commerciale qui a mené à un degré de haut développement l'humanisme marchand, c'est-à-dire une conception qui accorde à l'homme les mêmes droits qu'à un objet de prix, ni plus ni moins. C'est beaucoup si l'on songe à tant de générations sacrifiées, à la masse d'existence écourtées parce qu'elles valaient moins qu'une guigne. C'est trop peu pour qui estime que sa vie est unique et ne se peut ni payer ni échanger.

Dans la foulée, pourtant, un grand nombre de peurs, de frustrations, de conduites agressives et sournoises sont en train de disparaître. Ouvertement et presque étatiquement incitée à saisir au passage, sans scrupule et sans honte, la platée d'érotisme, de passion quantifiée et de rencontres informatisées, la clientèle hédoniste apprend à se débarasser des angoisses et des culpabilités dont la gangrène religieuse et morale noircissait, il n'y a pas si longtemps, les moindres satisfactions.

En revanche, ces libertés, qui sont des libertés de marché, se paient. La plupart des transgressions bénéficient d'une reconnaissance officielle, il suffit d'en acquitter la facture.

Pourtant, la peur de jouir n'a pas disparu, elle a seulement été ventilée dans la balance des paiements, dans le même temps que la rigueur des interdits s'atténuait pour qu'on les puisse transgresser à tempérament. Au bout du compte surgit toujours la taxe absolue, la dette insolvable d'une vie économisée jusqu'à n'avoir plus que la mort sur les os.

Moins ils éprouvent le besoin de se protéger contre eux-mêmes, plus ils se passent de la protection des autres et contre les autres.

L'ouverture

Les citadelles où se verrouillèrent si longtemps les individus et les peuples ont été pétries d'un mélange de crainte et d'assurance. Le sort des nations, des villes, des hommes louvoyait entre la confiance et la suspicion, la sincérité et le mensonge, la traîtrise et la loyauté. La ruse et l'inquiétude qui règnent à l'état endémique parmi les bêtes, les hommes de l'économie les ont encloses en eux et dans leurs sociétés.

Or, dans la nature menaçante qu'ils lui imputent, l'étranger qui se tient à l'extérieur du rempart ne se distingue pas fondamentalement de l'étrangeté qu'ils ressentent au fond d'eux-mêmes : ce mouvement du corps vers la jouissance, mouvement réprimé parce qu'il menace la civilisation du travail.

La protection des dieux et des maîtres, qu'ils appelaient de leurs cris et de leurs sacrifices, n'a jamais été qu'une protection contre eux-mêmes, contre les désirs de nature. Ein Festburg ist unser Gott !

Le déluge de la marchandise a rasé les murailles de la mentalité agraire et protectionniste. Il n'est pas jusqu'à la carapace caractérielle qui ne se lézarde et ne s'ouvre à son tour. Nous savons qu'un autre cercle se reforme pour protéger, sur ses nouvelles frontières, l'empire de la marchandise. Cependant, la peur a pour un temps desserré son étreinte.

Tout ce qui se ferme et referme n'a jamais protégé que les choses aux dépens des hommes. Il n'est ni famille ni société qui ne fonctionne à la façon d'une maffia ; il s'agit toujours de propager la peur de «ce qui peut arriver» pour vendre, avec une sollicitude maternelle, le préservatif contre les dangers qui guettent l'enfant, le citoyen, la nation.

La plupart des tyrannies ont commencé par une amélioration du sort commun pour déboucher sur le règne ordinaire du pouvoir protecteur et de l'imbécillité protégée. Si le phénomène est mieux perçu aujourd'hui, c'est à la fois qu'apparaît de plus en plus suspecte la protection que l'économie garantit contre la prétendue hostilité de la nature, et qu'une meilleure connaissance de l'enfant montre comment l'affection qui l'aidait à soutenir son autonomie s'économise peu à peu, se prête à intérêt, s'octroie en échange d'une soumission, transforme la sollicitude tutélaire en névrose de pouvoir.

Quand le marchandage affectif soumet la gratuité de l'amour à la loi de l'offre et de la demande, la séparation de la jouissance et du travail reproduit chez l'enfant les origines du pouvoir hiérarchisé.

Le déclin de la peur

Tant que le pouvoir des rois et des républiques gardait son crédit, la survie de l'espèce et la sécurité d'existence ont servi utilement de prétexte pour propager une peur qui faisait entrer impôts et soumission dans les caisses de l'Etat. Les semences de la crainte tombent désormais sur un sol stérile, elles prennent vigueur le temps d'une campagne de presse puis dépérissent.

Voyez le désarroi dans le grand guignol des armées. Elles sont là sans guerre à fourbir, sans insurrection à mater, sans même une grève générale à se mettre sous la dent. Réduites à servir de vitrine à un marché de l'armement que l'absence de conflits sérieux menace de plus en plus, leur force de dissuasion ne dissuade même plus du ridicule.

Il n'est pas jusqu'à la fonction policière qui ne s'avise parfois de dissiper l'odeur de mort par laquelle les gens d'armes sécurisent les foules désarmées.

L'idée que le criminel et le policier sont deux rôles complémentaires et interchangeables, taillés dans la même volonté répressive, n'a pas peu contribué à les nettoyer l'un et l'autre de la haine et de l'admiration qu'ils s'attiraient de la part de leurs partisans et adversaires respectifs. Les tueurs de tyrans, de ministres, d'argousins et de militaires, hier encore applaudis par la faction des insoumis, ont vu leur cote déchoir à mesure que leur image se confondait avec celle de leur victime. Ce n'est pas qu'on les soupçonnat seulement de briguer, dans l'un ou l'autre régime de liberté obligatoire, le poste qu'ils venaient de rendre vacant, non, c'est le réflexe de meurtre qui offusque ; ils ont le même mépris de la vie qu'en face.

Il faut être mort à soi-même pour réclamer la mort d'autrui. Surtout lorsque l'époque arrive à une si grande puissance et à une si grande faiblesse de l'agonie omniprésente que la vie se propage partout dans la conscience et les comportements comme la seule réalité véritablement humaine, la seule réalité qui ait valeur d'usage.

Ne me faites pas dire que, aspirant à la liquidation du pouvoir, de l'armée, de la police sous toutes ses formes, j'en pressens la disparition par quelque coup de baguette magique. Je sais assez que la chute de l'empire économique risque d'entraîner avec lui ceux que l'accoutumance et une ceratine lassitude de «chercher ailleurs» accrochent aux réalités pourries du viex monde. Ce qui touche à sa fin ranime toujours les fantômes du passé, et il se peut que le choix d'une mort imminente l'emporte sur les efforts qu'exige la restauration d'une volonté de vivre.

Cependant, je mise sur la nouvelle innocence et, ne passant pas un jour sans m'y appliquer avec sagesse ou folie, j'avoue me satisfaire de signes qui assurent ma conviction, à tort parfois, à raison souvent. Ainsi ne m'est-il pas indifférent que les parents s'initient à l'enfance, que les raisons du coeur priment çà et là sur le sens des affaires. J'entends avec plaisir les voix qui revendiquent et le refus des chefs et l'autonomie au sein de conflits traditionnellement contrôlés par des bureaucrates syndicaux, voire celles, encore insolites, qui s'élèvent de la magistrature et de la police pour démilitariser la fonction, pour proposer au criminel non le châtiment mais quelque façon de corriger, dans le sens du vivant, ce qui a été commis par ignorance et mépris de la vie.

Ce n'est pas en les raillant mais en les pressant à la lettre que l'on empêchera les appels de l'humain de tourner au discours abstrait et de se renier dans les faits.

Contre le recours à la peur en écologie

La peur pénètre dans le coeur de l'homme dès l'instant qu'il se trouve empêché de naître à lui-même. Je veux dire qu'il ne quitte les terreurs inhérentes à l'univers animal que pour sombrer dans les terreurs d'une jungle sociale où c'est un crime que de se comporter avec la libre générosité d'une nature humaine.

L'économie distille une peur essentielle dans la menace qu'elle fait peser sur la survie de la planète entière ; d'un côté, elle se donne pour la garantie du bien-être, de l'autre, elle se referme comme un piège sur toute tentative de choisir une voie différente, qu'il s'agisse de l'indépendance de l'enfant ou de la promotion des énergies naturelles.

La peur, en tant qu'argument économique, consiste à fermer portes et fenêtres alors que l'ennemi est déjà dans la maison. Elle accroît le danger sous couvert de s'en protéger. Susciter la frayeur d'une terre transformée en désert, d'une nature systématiquement assassinée n'est-ce pas encore une façon de se murer, pour y périr, dans le cercle vicié de la marchandise universelle ?

En détruisant les remparts de l'enfermement agraire pour les reconstruire plus loin aux limites de la rentabilité, l'expansion marchande a rameuté le troupeau des terreurs à la frontière d'un univers moribond et d'une nature à revivifier.

Ce qu'il y a de plus redoutable dans la peur de mourir, qui abêtit les hommes jusque dans leurs témérités suicidaires, c'est qu'elle est originellement une peur de vivre. Trépasser, franchir le pas de la mort, appartient si bien à la logique des choses que les hommes réduits aux objets qu'ils produisent y trouvent paradoxalement plus de sécurité et d'assurance qu'en la résolution de commencer à vivre et de prendre pour guide leurs propres jouissances.

La peur d'une apocalypse écologique occulte la chance offerte à la nature et à la nature humaine.

Peur naturelle, peur dénaturée et traitement humain de la peur

La peur a ceci de commun avec la maladie qu'elle appartient au langage du corps. Elle l'avertit des dangers auxquels il se trouve exposé. Toutefois, n'est-ce pas une étrange manière de se comporter que d'en amplifier la cause et les effets par la débandade ou cette fuite an avant qui se nomme courage, au lieu d'apprendre à se prémunir des risques annoncés ?

Ceux qui vivent dans la familiarité et l'amour des bêtes sauvages savent combien une réaction de frayeur augmente l'effroi et, partant, l'agressivité de l'animal approché ; alors que lui parler calmement, avec la voix du coeur, l'apaise dans le même temps que s'apaisent les inquiétudes d'une rencontre si traditionnellement marquée par l'incompréhension et le mépris.

Tel est le secret d'Orphée : la poésie est le langage affectif qui crée l'harmonie, car elle recueille, pour les faire siens, les rythmes élémentaires où bat le coeur de la nature.

Tel est le secret accessible à ceux qui pénètrent aujourdh'ui dans la familiarité des enfants, petites bêtes en voie d'humanisation et qui n'avaient jusqu'ici connu que le règne du chasseur et du chassé, du dompteur et du dompté, de la trique et du coup de griffe.

La fin du marchandage affectif - c'est-à-dire de l'amour économisé, mis sous tutelle économique - a quelque chance d'extirper cette peur au ventre qui, du berceau à la tombe, ronge l'existence depuis que les pulsions animales s'y répriment au lieu de s'affiner humainement.

Vaincre la peur, c'est encore lui rendre raison et, le plus souvent, l'exorciser en la projetant sur les autres. Il s'agit bien davantage de lui ôter son ancrage névrotique, d'extirper du corps l'angoisse qui naît des incertitudes de l'amour et des reniements de la jouissance.

On sait désormais à quel point la crainte provoque le danger, l'accroît et l'attire en raison de l'impuissance et de la débilité auxquelles elle ramène chacun comme si elle le replongeait dans les terreurs nocturnes de la petite enfance. Le beau savoir que de ne rien ignorer de la foudre et de ses effets et d'en être toujours, en matière d'angoisse existentielle, à courir sous un arbre pour se protéger de l'orage.

La peur disparaîtra avec la dépendance qui l'hypertrophie parce que le pouvoir y trouve son compte. Seule l'autonomie, partiellement offerte à l'enfance au fil de ses jouissances affinées, réduira la frayeur à un signal que la volonté de vivre soit la première à percevoir, et non plus le réflexe de mort.

Le commerce et l'industrie ont prêté une forme humaine à la justice expéditive des sociétés agraires.

La justice

Il serait fort étonnant que, ayant mis leur existence publique et privée dans la dépendance d'un système où tout se paie, ils pussent soustraire leurs coutumes, leurs pensées et leurs gestes à la balance du crédit et du discrédit, au bilan de l'actif et du passif, à la comptabilité du mérite et du démérite.

Leur conception de la justice tient tout entière dans le principe des échanges.

Justice et arbitraire

Le combat de l'équité contre l'arbitraire suit à la trace la guérilla que la conscience éclairée du commerce a toujours livrée aux puissances obscurantistes du pouvoir.

Le caprice des tyrans, le raffinement des supplices, la férocité des peines, le règne de l'injustice scellent dans les liens du sang expiatoire l'histoire des sociétés à prédominance ou à survivance agricole. Les despotismes orientaux, les féodalités, les dictatures modernes prônant le retour à la terre, les protectionnismes en mal d'«espace vital», les communautés paysannes engoncées dans l'archaïsme mental, tout ce que le délire obsidional d'une nation, l'identification à un territoire, le repli dans le droit de propriété, la carapace caractérielle engendrent de frustrations, de peurs, de rages et de haines fanatiques s'est débondé de siècle en siècle en vagues de massacres, d'holocaustes, de génocides, d'autodafés, de progroms, de vengeances et de quotidiennes barbaries.

En revanche, il n'est pas d'époque «auréolée par la gloire du commerce et couronnée par les palmes de l'industrie» qui ne fasse prévaloir sur les rituels d'expiation massive un souci rationnel d'épargner le capital humain, de ménager non la nature humaine mais la force que le travail en extrait pour assurer le progrès de la marchandise. La justice s'humanise avec la montée de l'humanisme, et l'humanisme est l'art d'économiser l'homme pour en tirer un profit durable.

L'économie économise la répression

Si le cortège des horreurs judiciaires s'éloigne lentement avec ses tortures et ses mises à mort, rendez-en grâce à l'empire de la rentabilité plus qu'à l'emprise des âmes sensibles.

Pourquoi mitrailler des milliers d'insurgés quand dix fusillés suffisent à rétablir l'ordre ? A l'instar de la maffia, la justice des Lumières ne punit qu'à regret, dans le seul intérêt supérieur des affaires.

Au reste, la sollicitude envers le coupable s'est accrue depuis qu'au travail de production s'est supperposé un travail de consommation. Le bâton des nécessités frappe moins qu'il n'agite sous le nez les carottes de la séduction. Depuis que le néon des supermarchés conduit à l'usine plus sûrement que la baïonnette, la justice prend l'allure d'un service à la clientèle et d'un bureau des contentieux.

Le coupable est un client qui a manqué aux engagements contractés d'office à sa naissance et auquel on accorde désormais des facilités de paiement. La culpabilité inhérente à l'échange a perdu sa dramatisation, voire cette indignité que l'on éprouvait jadis à ne s'acquitter jamais assez de sa dette envers Dieu, le roi, la cause, l'honneur et autres fariboles. La pompe céleste du sacrifice et du rachat a beau teinter encore d'hermine et de pourpre la parade guignolesque des tribunaux, le sentiment prévaut que la machine judiciaire n'est ni plus ni moins qu'une caisse enrgistreuse où la faute s'acquitte en amende et en traites carcérales, de la même manière que le travail salarié règle la facture des plaisirs consommables.

Auprès des pays de goulags et d'in pace, au regard des époques de crématoires et de bûchers, le progrès est manifeste. Pourtant comment se satisfaire d'une justice démocratique qui permet tous les espoirs de clémence à la condition implicite de se sentir coupable ? L'inhumanité est ainsi agencée que la plupart des biens acquis remplacent désavantageusement les maux qu'ils suppriment. Ainsi voit-on, à mesure que la justice atténue ses rigueurs, les hommes de l'économie se punir eux-mêmes de fautes dont ils s'incriminent en secret, substituant le suicide à l'échafaud, la maladie à la torture, l'angoisse au pilori.

La justice humaniste est née des progrès du talion sur le bouc émissaire.

La relation d'échange est en ceci porteuse de civilisation qu'elle limite le droit du plus fort à l'exploitation lucrative du plus faible. Le temps de survie accordé à l'esclave n'est jamais que la durée du profit qu'il assure à son maître.

L'ubiquité des échanges est ce spectre de la justice immanente qui surgit entre le pire des tyrans et le plus insignifiant de ses sujets pour tempérer l'excès de pouvoir et l'excès d'indignité. Ce qu'ils ont attribué à la mansuétude des dieux et à la clémence des princes appartenait à l'économie bien tempérée. L'histoire de l'émancipation des hommes n'a jamais entériné de libertés qui ne soient sources de revenus accrus. La justice s'est démocratisée avec le prix des marchandises.

Bienfaits de l'expansion marchande

La contradiction entre l'archaïsme du travail de la terre et la modernité de l'expansion marchande gouverne l'évolution de quelque dix mille ans de civilisation.

La communauté paysanne est au coeur du sacrifice originel comme au coeur d'un cyclone. Jamais le renoncement à soi - sans lequel le travail ne pourrait exploiter la matière naturelle pour en tirer une matière d'échange - n'a cessé de propager autour de lui une rage de détruire qui s'exacerbe à proportion de l'interdit jeté sur le désir de créer et de se créer.

L'or, les idées, le pain, le vin appartiennent au commerce de êtres et des choses, qui les dispense. Ils ont été payés dans la chair, par une castration quotidienne des désirs, par l'application à la nature d'un supplice utilitaire. Faut-il attendre de pareil traitement qu'il incite à l'amour, à la tendresse, à la générosité ? N'explique-t-il pas, au contraire, que des hommes et des femmes si cruellement entamés en leur fondement cherchent à assouvir sur une victime propitiatoire, sur un bouc émissaire, les inassouvissements auxquels leur travail les condamne ? Ceux que les coups de semonce et le fouet des sermons rapellent à l'ordre et à la peur de jouir, s'étonnera-t-on qu'ils lapident, lynchent, torturent, se livrent aux brimades, au racisme, aux exclusions chaque fois que l'aiguillon de l'austérité, du manque à gagner, de la patrie en danger, des privilèges menacés leur brûle le sexe ?

Qui sindigne d'un tel état de cruauté, de barbarie, d'obscurantisme ? Les hommes du dialogue lucratif, de l'ouverture rentable, les hommes de la modernité. C'est le profit, plus que la générosité, qui prescrit d'échanger les prisonniers de guerre contre rançon ou de les vendre comme esclaves au lieu de les supplicier jusqu'au dernier, en recouvrant sur eux les traites de la vengeance. L'humanisme prend sa source ici même.

Le talion et la justice absolue de l'«oeil pour oeil, dent pour dent» marquent sur l'aveugle sacrifice du bouc émissaire et des peuples déchus le progrès de la rationalité des échanges sur la brutale compensation du défoulement ; car à la différence de l'immobilisme agraire, il est dans la logique du troc d'évoluer vers des formes moins primitives à mesure que la monnaie invente un principe de raison universelle, un étalonnage de l'actif et du passif, une balance homologuée où se pèsent le pour et le contre.

La justice répugne au massacre expiatoire parce qu'elle n'y décèle qu'un gaspillage insensé. N'est-il pas plaisant que le langage criminologique juge intéressant et intéressé le meurtre qui rapporte beaucoup, crapuleux celui de piètre bénéfice et gratuit - avec l'horreur que le mot implique - l'assassinat où l'auteur se dédommage sur plus faible que lui de ses frustrations et de ses humiliations, comme s'il en était resté à la forme irrationnelle et bestiale de l'échange ?

Raoul Vaneigem  - 1989

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