5 octobre 2004
Il ne s'est (presque) rien passé le 14 septembre à Neuilly
Retour sur le suicide dans l'indifférence générale d'un locataire au chômage.
Par Didier ARNAUD
lundi 04 octobre 2004 (Liberation - 06:00)
C'est une chronique de l'indifférence ordinaire. Un drame de la solitude. Et l'histoire de gens qui se drapent dans leur indignation. Mardi 14 septembre, vers 14 heures, un huissier et le commissaire de Neuilly se présentent chez François, 29, rue de la Ferme à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Ils lui présentent un avis d'expulsion. Le 29 est un grand et bel immeuble de sept étages. Façade Arts déco. A quelques encablures, le parc de Bagatelle et la très cossue avenue de Madrid, bordée de villas et d'hôtels particuliers.
François n'est pas habillé. Il demande aux visiteurs de lui laisser quelques instants. Le temps de se vêtir. Ils l'attendent devant la porte. Il se jette par la fenêtre. Du sixième étage. Le lendemain, une «source policière» explique qu'il était au chômage depuis deux ans. Il avait plus de 65 000 euros d'arriérés de loyer. La dépêche de l'AFP cite la même source : aucune enquête n'a été ouverte car «les faits parlent d'eux-mêmes». D'ailleurs, il y a peu de monde pour en parler.
François avait 52 ans. Il vivait depuis vingt ans dans son appartement. Il n'avait pas voulu partir lorsque, il y a une dizaine d'années, l'immeuble avait été «reconstruit» entièrement. «Le bâtiment a été totalement désossé. Il ne restait plus que la façade. Lui a vécu pendant deux ans au milieu des gravats», dit une voisine. L'immeuble se trouvait sous le régime de la loi de 1948. Autour de François, tout a été refait. Chez lui, même parquet, même isolation, tandis qu'autour, tout change.
Froid. Pour entrer dans l'immeuble, il faut mettre le pied dans la porte. Arrêter une habitante qui se veut dissuasive. «Je serais vous, je n'irais pas. Ça ne vous servira à rien, ici, les gens ne se parlent pas beaucoup.» François, selon sa fille, n'avait pas beaucoup d'amis. Sauf ce voisin qu'il appelait «le pilote», et qu'il «aimait bien». Il était très en froid avec la voisine du dessous, souvent victime de «dégâts des eaux». Elle lui reprochait de faire trop de bruit. Une autre, au quatrième, le croisait parfois dans l'ascenseur : «Il était correct. Une fois il m'a dit qu'il était médecin, une autre fois dentiste, une autre encore qu'il était dans l'informatique. Je ne connaissais même pas son nom.»
L'indifférence, ce sont aussi des combinés qui claquent sec, des visages qui se ferment. Dans l'immeuble, le «pilote» passe. Connaissait-il François ? «Je n'ai rien à déclarer», répond-il sèchement. «C'est pour la polémique ? Je suis harcelée, j'ai vécu la scène en direct, alors ça suffit !» répond au téléphone cette dame avant de raccrocher le combiné. L'huissier se contente d'un «je n'ai rien à vous dire» avant de mettre un terme à la communication. La responsable de l'ANPE se retranche derrière la législation : «D'un point de vue déontologique, je ne pourrai rien vous dire. On ne peut même pas donner de renseignements à une femme sur son mari. C'est la liberté de la personne, même si elle est décédée.» Au commissariat, il faut s'adresser à la cellule communication, qui commence par: «Il n'y a rien de plus à dire que ce qui a déjà été écrit.» Au syndicat de copropriété : «Nous, on n'a rien à dire, excusez-moi, monsieur, au revoir.» Clac.
Ennui. François n'avait plus de travail depuis sept ans. Il occupait une place dans une entreprise de textile, dans le Ier arrondissement de Paris. Ensuite ? D'après sa fille, il passait souvent ses journées sur son lit, le téléviseur allumé. Quelquefois, il sortait. Il disait parfois qu'il allait voir son comptable ou alors rien. «Quand on lui demandait, il se taisait», dit-elle. Son fils avait pris depuis peu une chambre de bonne. Il étudie dans une école où on travaille le bronze. Sa fille venait aussi de quitter le domicile familial, pour travailler dans le négoce horticole. La femme de François n'habitait plus avec lui depuis le mois de janvier. Pourtant, une voisine «la voyait souvent avec un chariot de supermarché». Il poussait ses enfants à sortir, chercher du travail, ne pas rester chez lui quand ils venaient le voir. On le croisait aussi dans le hall, en jogging. «Il s'entretenait physiquement», dit une dame. D'après sa fille, il aurait dissimulé «cinq avis d'expulsion» reçus dans la boîte aux lettres. Il ne laissait jamais à ses enfants le soin d'aller chercher le courrier.
François était brouillé avec toute sa famille. «Il se coupait de plus en plus de ses amis», témoigne sa fille. Juif, il avait épousé une catholique. Les services sociaux de la mairie de Neuilly ne connaissaient pas son existence. Le lendemain du drame, sa fille a croisé une voisine «toute souriante, comme si elle était contente». Elle a aussi vu le «pilote» qui lui a dit quelque chose qu'elle n'a pas entendu. «Mais c'est comme si rien ne s'était passé», constate sa fille. Pour l'instant, elle pense pouvoir garder l'appartement pendant quelque temps. C'est ce qu'a dit l'huissier à son frère, qui a «négocié» avec lui.
En attendant, elle a toujours du mal à y croire, même si elle ne sait pas «ce qui a pu se passer» dans la tête de son père. Elle lui en veut aussi, de les avoir laissés tout seuls. Elle pense qu'il avait mal supporté la mort de ses parents, en 1989 et 1994. «Ils le portaient», dit-elle. Le frère a dit à la soeur qu'il avait retrouvé une photo du père retournée contre le mur. Comme si François savait ce qu'il allait faire. Les faits parlent d'eux-mêmes.
Par Didier ARNAUD
lundi 04 octobre 2004 (Liberation - 06:00)
C'est une chronique de l'indifférence ordinaire. Un drame de la solitude. Et l'histoire de gens qui se drapent dans leur indignation. Mardi 14 septembre, vers 14 heures, un huissier et le commissaire de Neuilly se présentent chez François, 29, rue de la Ferme à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Ils lui présentent un avis d'expulsion. Le 29 est un grand et bel immeuble de sept étages. Façade Arts déco. A quelques encablures, le parc de Bagatelle et la très cossue avenue de Madrid, bordée de villas et d'hôtels particuliers.
François n'est pas habillé. Il demande aux visiteurs de lui laisser quelques instants. Le temps de se vêtir. Ils l'attendent devant la porte. Il se jette par la fenêtre. Du sixième étage. Le lendemain, une «source policière» explique qu'il était au chômage depuis deux ans. Il avait plus de 65 000 euros d'arriérés de loyer. La dépêche de l'AFP cite la même source : aucune enquête n'a été ouverte car «les faits parlent d'eux-mêmes». D'ailleurs, il y a peu de monde pour en parler.
François avait 52 ans. Il vivait depuis vingt ans dans son appartement. Il n'avait pas voulu partir lorsque, il y a une dizaine d'années, l'immeuble avait été «reconstruit» entièrement. «Le bâtiment a été totalement désossé. Il ne restait plus que la façade. Lui a vécu pendant deux ans au milieu des gravats», dit une voisine. L'immeuble se trouvait sous le régime de la loi de 1948. Autour de François, tout a été refait. Chez lui, même parquet, même isolation, tandis qu'autour, tout change.
Froid. Pour entrer dans l'immeuble, il faut mettre le pied dans la porte. Arrêter une habitante qui se veut dissuasive. «Je serais vous, je n'irais pas. Ça ne vous servira à rien, ici, les gens ne se parlent pas beaucoup.» François, selon sa fille, n'avait pas beaucoup d'amis. Sauf ce voisin qu'il appelait «le pilote», et qu'il «aimait bien». Il était très en froid avec la voisine du dessous, souvent victime de «dégâts des eaux». Elle lui reprochait de faire trop de bruit. Une autre, au quatrième, le croisait parfois dans l'ascenseur : «Il était correct. Une fois il m'a dit qu'il était médecin, une autre fois dentiste, une autre encore qu'il était dans l'informatique. Je ne connaissais même pas son nom.»
L'indifférence, ce sont aussi des combinés qui claquent sec, des visages qui se ferment. Dans l'immeuble, le «pilote» passe. Connaissait-il François ? «Je n'ai rien à déclarer», répond-il sèchement. «C'est pour la polémique ? Je suis harcelée, j'ai vécu la scène en direct, alors ça suffit !» répond au téléphone cette dame avant de raccrocher le combiné. L'huissier se contente d'un «je n'ai rien à vous dire» avant de mettre un terme à la communication. La responsable de l'ANPE se retranche derrière la législation : «D'un point de vue déontologique, je ne pourrai rien vous dire. On ne peut même pas donner de renseignements à une femme sur son mari. C'est la liberté de la personne, même si elle est décédée.» Au commissariat, il faut s'adresser à la cellule communication, qui commence par: «Il n'y a rien de plus à dire que ce qui a déjà été écrit.» Au syndicat de copropriété : «Nous, on n'a rien à dire, excusez-moi, monsieur, au revoir.» Clac.
Ennui. François n'avait plus de travail depuis sept ans. Il occupait une place dans une entreprise de textile, dans le Ier arrondissement de Paris. Ensuite ? D'après sa fille, il passait souvent ses journées sur son lit, le téléviseur allumé. Quelquefois, il sortait. Il disait parfois qu'il allait voir son comptable ou alors rien. «Quand on lui demandait, il se taisait», dit-elle. Son fils avait pris depuis peu une chambre de bonne. Il étudie dans une école où on travaille le bronze. Sa fille venait aussi de quitter le domicile familial, pour travailler dans le négoce horticole. La femme de François n'habitait plus avec lui depuis le mois de janvier. Pourtant, une voisine «la voyait souvent avec un chariot de supermarché». Il poussait ses enfants à sortir, chercher du travail, ne pas rester chez lui quand ils venaient le voir. On le croisait aussi dans le hall, en jogging. «Il s'entretenait physiquement», dit une dame. D'après sa fille, il aurait dissimulé «cinq avis d'expulsion» reçus dans la boîte aux lettres. Il ne laissait jamais à ses enfants le soin d'aller chercher le courrier.
François était brouillé avec toute sa famille. «Il se coupait de plus en plus de ses amis», témoigne sa fille. Juif, il avait épousé une catholique. Les services sociaux de la mairie de Neuilly ne connaissaient pas son existence. Le lendemain du drame, sa fille a croisé une voisine «toute souriante, comme si elle était contente». Elle a aussi vu le «pilote» qui lui a dit quelque chose qu'elle n'a pas entendu. «Mais c'est comme si rien ne s'était passé», constate sa fille. Pour l'instant, elle pense pouvoir garder l'appartement pendant quelque temps. C'est ce qu'a dit l'huissier à son frère, qui a «négocié» avec lui.
En attendant, elle a toujours du mal à y croire, même si elle ne sait pas «ce qui a pu se passer» dans la tête de son père. Elle lui en veut aussi, de les avoir laissés tout seuls. Elle pense qu'il avait mal supporté la mort de ses parents, en 1989 et 1994. «Ils le portaient», dit-elle. Le frère a dit à la soeur qu'il avait retrouvé une photo du père retournée contre le mur. Comme si François savait ce qu'il allait faire. Les faits parlent d'eux-mêmes.
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