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Les Racines du Mal
3 octobre 2004

Célébration du génie colérique - Chapitre 12

La jalousie sociale est un vilain défaut.
Jacques Jullian, Le Nouvel Observteur,
31 janvier - 6 février 2002.

J'ai toujours pensé qu'il existait deux catégories de philosophes - ou de penseurs, de sociologues, d'écrivains, etc. : les uns mobilisent toute leur énergie pour dissimuler l'origine autobiographique de leur travail, ils gomment la généalogie secrète de leur oeuvre pliée dans l'intimité d'une enfance ou d'expériences originaires ; les autres l'avouent sans ambages, sans complexes, et tâchent de se faire les analystes de cette étrange alchimie qui permet de répondre à la question : comment devient-on ce que l'on est ? Proust contre Sainte-Beuve, encore et toujours...
Les pages sur l'impossibilité de la biographie - dans Raisons pratiques par exemple, mais aussi dans Homo academicus - abondent chez Bourdieu : critique de la linéarité d'une vie, de la fausse causalité explicative, de l'élucidation de l'advenu par l'à-venir plié dans une enfance, impossibilité méthodologique de saisir la totalité d'un sujet fragmenté, limites d'une transdisciplinarité ingérable, aucune discipline ne permettant à elle seule la réduction du divers inconnu à l'un connu, etc. Pierre Bourdieu tourne sans cesse autour du projet de psychanalyse existentielle sartrien. Si Flaubert lui sert de modèle pour envisager la question de la constitution d'un tempérament artiste, notamment dans Les Règles de l'art, c'est en partie pour débattre avec l'auteur de L'Idiot de la famille dont les quatre mille pages inachevées ne parviennent pas vraiment à rendre compte du mystère de l'écrivain normand et de son devenir artiste.
Je crois, après le Nietzsche du Gai savoir, qu'une pensée procède d'un corps, qu'elle relève d'une biographie, qu'elle offre sa confession plus ou moins travestie, qu'il existe, selon le terme du philosophe allemand, une idiosyncrasie, un caractère qui, via la chair, pensent en l'être. En matière de décodage et de lecture d'une oeuvre, le renvoi à la biographie vaut aujourd'hui disqualification, psychologisation méprisable, réductionnisme du grand au petit, causalité miséreuse et misérable. L'oeuvre n'entretiendrait aucune relation avec le fameux misérable petit tas de secrets personnels et individuels ? Trop vitement évacuée la vie...
Et si l'individuel fouillé jusqu'à la moelle fournissait le meilleur accès à l'universel ? L'odyssée personnelle du Moi de Montaigne ne propose-t-elle pas la meilleure description des méandres subtils d'une identité, et ce d'une manière généralisable ? Finissons-en avec la tyrannie proustienne des deux Moi : l'un qui vit, englué dans la trivialité immanente de la vie quotidienne, l'autre qui écrit, en contact direct avec le monde des essences - l'ensemble supposant une imperméabilité absolue des deux registres...
Expliquer une oeuvre par la biographie dont elle procède ne rabaisse ni le travail ni les livres. Raconter un mécanisme généalogique n'entame aucunement la qualité de l'objet considéré. En aucun cas le haut ne s'explique par le bas, sauf si l'on opte pour une approche platonicienne (onto-théologique) des choses, des gens, des oeuvres, des travaux, des pensées. Si seules les essences permettent de révéler le mystère de la constitution des identités, alors méprisons le monde sensible et installons-nous en compagnie d'esprits, de spectres, d'idées, de fantômes...

Longtemps je n'ai su de la biographie de Pierre Bourdieu que la partie parcimonieusement découverte : une enfance modeste, paysanne, provinciale, une "montée" à Paris, l'École normale supérieure, la promotion par le travail, le succès, les diplômes, l'accès aux plus hautes distinctions sociales, la reconnaissance des institutions, une carrière internationale, enfin une reconnaissance mondiale. Puis une fidélité à ses origines modestes, une façon farouche de rester de ce monde, de le revendiquer, de ne pas le trahir, l'oublier. J'ai toujours perçu la cohérence de son travail en l'envisageant sous cet angle : pas de contradiction entre le savant et le militant, pas de coupure entre l'enfant démuni et l'adulte rémunéré, pas de séparation entre l'enracinement dans le Béarn et la circulation planétaire, pas de hiatus entre la mémoire des généalogies locales et les conférences dans toutes les capitales de la planète.
Je ne l'ai jamais rencontré, n'ai jamais été l'un de ses élèves, encore moins de ses disciples, je n'ai jamais assisté à aucune de ses conférences. J'ai seulement été l'un de ses lecteurs pendant des années, accueillant chacun de ses nouveaux livres avec un bonheur semblable à celui que j'ai à la parution des ouvrages du dernier Foucault - et aujourd'hui de ses ouvrages posthumes. Je n'ai jamais eu à juger ses livres à partir de sa personne, car l'oeuvre me suffisait et je n'avais aucune raison d'ennuyer un homme extrêmement courtisé. J'ai juste reçu un jour un mot de lui, en 1995, lors de la parution de Politique du rebelle. Il m'y disait sa sympathie, sa proximité - nul besoin d'autre chose pour me combler.
Pour un texte du Journal hédoniste (j'ai différé ces pages pendant trois volumes, j'y songeais pour le quatrième), j'ai eu envie d'écrire cette articulation que je pressentais entre la vie et l'oeuvre, les souvenirs d'enfance et les constructions d'adulte, le travail de sociologue comme réponse à des questions, des interrogations, des souffrances primitives, les pages écrites pour compenser d'anciennes humiliations, éteindre d'antiques peines, effacer de longues douleurs et sécher de vieilles larmes. Le contenu de son oeuvre complète ne m'en semblait pas amoindri, ni déprécié, mais, au contraire, plus fort, plus dense, plus vrai parce que radicalement autobiographique.
J'ai remis à plus tard ce texte pendant des années : je ne l'aurais pas écrit sans le lui soumettre et ne voulais pas déroger à la loi que je me suis faite de ne jamais déranger un auteur dont j'aime le travail. Chaque lecture d'un nouveau livre confirmait mes intuitions : le dernier chapitre du dernier ouvrage paru de son vivant, quelques semaines avant sa mort - Science de la science et réflexivité - s'intitulait "Esquisse pour une auto-analyse". J'y voyais un nouveau signe de la validité de mon hypothèse. Mais j'ignorais sa maladie, la fin annoncée, l'urgence alors à écrire l'essentiel, à donner les clés, à livrer les codes. Enfin.
Dans ces pages, Pierre Bourdieu parle de son père, de son milieu, du rôle essentiel de l'internat dans la fabrication de son tempérament. Où l'on découvre la généalogie des pages sur l'école, la distinction, la reproduction, le jugement de goût, les pauvres, les misères du monde... Toute analyse théorique découle d'une expérience subjective, personnelle, individuelle, corporelle, faite un jour dans la solitude et l'effroi, dans le solipsisme et l'angoisse, une histoire entre soi et soi dans laquelle s'enracine une végétation mystérieuse qu'on s'évertue, sa vie durant, à tailler, domestiquer, contenir. Dans L'Art de jouir, j'ai pointé en chacun des créateurs authentiques un hapax existentiel corporel, fondateur du roman autobiographique, générateur, sous forme de résilience, de leur propre morale.

Puis vint cette Esquisse de socio-analyse publiée dans Le Nouvel Observateur entre quelques pages de haine rédigées par des journalistes tout à leur excitation de pouvoir se réjouir au bord de la tombe. Ce texte magnifique provient d'un genre de testament destiné à son éditeur allemand. Il m'a cloué sur place : j'y découvrais, derrière ce rideau écarté quelques secondes, la vision d'apocalypse dans laquelle Pierre Bourdieu a puisé sa vie durant cette énergie sombre et transfigurée à l'aide de laquelle il célèbre et incarne un genre de génie colérique.
Le gouffre, l'abîme du pensionnat et ses logiques carcérales. Le froid de l'internat, la précarité des toilettes, l'immense solitude, les nuits d'insomnie, les punitions collectives, les dénonciations, le sadisme des gardes-chiourmes, la tenue vestimentaire, effroyable et impitoyable signature de pauvreté, l'humiliation élargie aux détails - et puis le refuge, le salut (pour ne pas mourir...) dans la lecture, la culture, les idées, les livres, le savoir. Des considérations sur la fabrication d'un mauvais caractère, la construction d'une forte tête, l'enracinement d'un tempérament de rebelle, de résistant.
Cette prison pour enfants produit des individus irrécupérables, impossibles à assimiler dans le jeu social que toujours ils méprisent, jamais dupes, viscéralement fidèles à leurs colères primitives. Le goût des larmes au fond de la gorge, le verbe méprisant d'un surveillant général, le ton humiliant d'un préfet de discipline, l'injustice vécue dans un corps d'enfant, les coups, les brimades, fabriquent une fureur butée pour le dire dans les termes de Pierre Bourdieu. J'eus un trajet semblable - ma colère procède de la même fureur butée...
Soudain, j'ai compris quelles raisons avaient conduit Pierre Bourdieu à interposer un écran entre lui et le monde : ainsi cette revendication farouche et forcenée de la science pour prouver son travail moins redevable de la confession personnelle que d'une activité chiffrable, mesurable, permettant d'aboutir à une loi d'airain ; ainsi des chiffres destinés à compenser le soupçon de partialité ; ainsi d'une langue écrite, voire d'une expression orale, trouvant difficilement ses marques et ses repères dans une formulation sans cesse reprise, retouchée, avec incises, jeu de renvois, longues périodes, guillements, pliages baroques, contournements et chantournements se proposant d'épouser au plus près la complexité du réel, mais qui avoue en même temps, dans le malaise, une perpétuelle douleur à devoir (se) justifier.
L'épistémologie rigoureuse de sa méthode, la revendication de la sociologie et le refus farouche de la philosophie réduite à sa version scolastique et académique - pourtant, quel philosophe il fut ! -, la précaution des conduites d'entretiens et l'art technique de mener une enquête, combien d'épaisseurs installées entre ses douleurs d'enfant, intactes, et la vision du monde qui en découlait ! Seuls existent les paroles subjectives, les confessions personnelles, les travestissements de douleurs existentielles qui prétendent à l'universel - partout, chez tous, y compris chez les plus rétifs. Peut-être même plus puissamment encore chez eux... La vision du monde de Pierre Bourdieu ne perd pas sa validité à provenir d'un hapax existentiel, au contraire, elle en devient plus vivante, plus humaine, plus incarnée, plus juste, plus vraie. Viscérale, elle devient irréfutable.
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