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Les Racines du Mal
21 septembre 2004

Célébration du génie colérique - Chapitre 9

Un intellectuel engagé contre le système qui l'a fait.
Jean-François Bouthors, La Croix,
vendredi 25 janvier 2002

Étrange aveu : les institutions obtiennent le silence d'un individu en lui accordant broutilles et vétilles, ces hochets qui prennent la forme de postes prestigieux ? Ainsi la chaire du Collège de France oblige à la reconnaissance, aux égards, elle force à renvoyer l'ascenceur : le fils de pauvre, provincial, devenu profeseur éminent d'une rare institution magnifique doit automatiquement renoncer à sa nature et à son trajet ? Pierre devenu Bourdieu par la grâce de l'institution aurait du réconcilier les deux fragments de lui-même en effaçant le premier, en le gommant tout bonnement ?
On ne peut mieux présenter la chaire universitaire comme un espace de pouvoir symbolique qui comble le narcissisme au lieu d'un espace de travail où forger des concepts et des analyses utiles pour peser sur le réel. Récupéré par les institutions, on devrait abdiquer, renoncer, puis s'ébrouer, transfiguré, dans le camp de ceux qui décident, gouvernent, dirigent, agissent, disposent de l'empire des autres ? Une fois acheté, il s'agit de montrer sa compréhension du système et de sa logique : je suis un autre parce que reconnu, je dois donc désormais mettre mon talent au service de mes nouveaux alliés !
Le Collège de France, le CNRS, l'Université agissent la plupart du temps de conserve avec les institutions nationales : la police, la justice, la presse, la banque, les impôts, l'armée, l'Église. Elles jouent de complicité avec le monde de l'argent, puis confisquent les répartitions au profit d'une poignée : les assurances, les finances, l'économie, l'industrie, le fisc. Souvent on dissocie mal le professeur d'université du juge, le patron de presse du policier, le capitaine d'industrie du banquier, l'assureur du gendarme, l'évêque du contrôleur fiscal, tous préoccupés à reproduire le système à l'identique.
En revanche, ces corps constitués se distinguent sans difficulté des sans-grade, des oubliés, de tous ceux sur lesquels s'exerce leur pouvoir : l'élève, l'étudiant, l'ouvrier, le travailleur, le salarié, le citoyen, l'assuré modeste, feu le conscrit ou le petit contribuable. Bien que socialement intégré dans le premier camp, Pierre Bourdieu reste affectivement fidèle au second, celui de ses origines. Il sait que la fracture passe entre riches et pauvres, dominants et dominés, dépositaires de pouvoirs et démunis de puissance, exploiteurs et exploités - gens d'un bord et gens de l'autre. Et, fort de ce savoir, il joue le trublion en refusant de payer sa cooptation prestigieuse d'un renoncement à son univers de jeunesse.
En restant attaché à ses promesses d'enfant, il constitue un reproche vivant à ses coreligionnaires en attente d'un ralliement. Les gens de pouvoir ignorent superbement le peuple, les petits, les gens de peu : soit ils n'en sortent pas, soit ils en proviennent et conservent la honte chevillée au corps : honte d'être un tard venu, agrégé par la bonne volonté de décideurs qui auraient pu ne pas vouloir, honte de passer pour un parvenu à force de travail, honte de ne pas disposer des codes, des usages, des (bonnes) manières, des tics de langage, des références, honte de ne pas se sentir à sa place ou légitime dans ce monde sans foi ni loi, arrogant et impuni. Les dominants sont forts avec les faibles, faibles avec les forts : Pierre Bourdieu est fort avec les forts et solidaires des faibles.
Obliger à une complicité avec le monde dans lequel on évolue sous prétexte d'esprit de corps, voilà un évident sophisme ! Car, soit on enseigne au Collège de France et l'on critique les institutions, alors on montre de l'ingratitude, on manque de reconnaissance, on crache dans la soupe, on se désolidarise, on agit en espion, en ennemi de l'intérieur ; soit on ne parle pas du coeur de l'institution, et si l'on formule des critiques, on est animé par le ressentiment, l'envie, la jalousie, on passe pour un individu affamé de pouvoir, frustré, se vengeant en attaquant l'objet dont il se trouve privé. Le raisonnement est parfait car, dans les deux cas, il interdit la critique. Reste à remercier pour l'admission dans la chapelle ou à se taire - révérence ou silence !
Bourdieu au Collège de France aurait donc dû, en toute logique, jeter par-dessus bord son bagage généalogique et chanter sans fin les louanges du lieu qui l'honorait en l'accueillant. La fidélité à l'enfance ou le Collège de France, pas les deux. Critiques, oui, mais rester à la porte ; ou bien entrer, mais ne pas émettre de réserves... Le piège se referme.

Tournant le dos à cette logique de terreur, il élit la tactique d'Épéios - et d'Ulysse -, celle du Cheval de Troie qui permet stratégiquement d'entrer dans les lignes ennemies, de pénétrer le camp adverse, puis d'en prendre connaissance de l'intérieur. Que je sache, on n'a jamais reproché à Claude Lévi-Strauss ou à Pierre Clastres de vivre naguère chez les Nambikwaras ou les Indiens Guyakis pour analyser in vivo leurs moeurs et coutumes, établir leurs usages, dessiner les liens de parenté, raconter les partages du pouvoir, l'articulation du réel et du symbolique, les modalités de la reproduction des schémas internes, la généalogie de la tribu et autres modalités du fonctionnement d'un groupe. Pierre Bourdieu agit de même avec les institutions parisiennes, en ethnologue, en étranger - ni espion, ni agent double...
Pas dupe, bien évidemment, lucide sur la complexité de son statut, Pierre Bourdieu multiplie dans presque tous ses livres les interrogations sur le questionnement du questionneur, l'objectivité de l'observateur, la position inconfortable et engagée du chercheur à l'endroit de son objet. En phénoménologue averti, il sait aussi que le regardeur construit son sujet, que la conscience vise toujours son objet d'une manière subjective, qu'il n'existe pas d'objectivité absolue, mais des garanties épistémologiques pour un minimum de parasitages idéologiques. Nourri par le matériau même qu'il aborde, le sociologue pratique en ethnologue d'une tribu qui ne lui pardonne pas de rester en-dehors de ses rites et coutumes, et qui n'a pas cru bon de devenir antropophage pour parler avec pertinence du cannibalisme.

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