Genèse de l'inhumanité - L'enfant (Chapitre 2/3)
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Renaissance de l'enfant
Ils sont plus qu'on ne croit à renouer avec leur enfance, non l'enfance
que tuent les gestes mécaniques et qui s'autopsie sur le divan du
psychanalyste, mais celle qui revient à l'appel du désir.
Aux enfants, les leurs ou ceux des autres, ils empruntent volontiers un
savoir, qui leur est d'un grand secours pour l'approche confiante d'une
vie enfin acceptée dans son exubérance. Rien ne les prépare mieux à
déjouer les ruses de la maladie, à révoquer surtout l'impression
lancinante qu'une vie ratée n'a d'autre espérance qu'en une mort
réussie, c'est-à-dire hâtée par les alcooliques dérélictions du bon
vivant.
Bien que l'ordre familial demeure dans leurs
attributions et qu'ils soient en devoir de l'assurer bon gré mal gré,
ils répugnent le plus souvent à perpétrer sur l'enfant l'assassinat
feutré dont ils furent, en leurs jeunes années, les très ordinaires
victimes. Les pères et les mères se sont départis de la morgue que la
tyrannie patriarcale leur imposait jadis en héritage. Ils répriment
mollement, rossent peu et plutôt par maladresse, s'égosillent moins,
débattent et palabrent davantage. Surtout, ils ont changé d'attitude en
une matière particulièrement délicate : ils accordent désormais sans
réticence ni réserve une affection qui avait toujours été l'objet d'un
chantage à la protection et à la soumission.
L'enfant
a senti s'émousser l'aiguillon de la contrainte imbécile, il y a gagné
l'avantage d'aller plus commodément où le désir le pousse et d'exprimer
à haute voix les mots que la nature murmure partout. Parmi ceux qui
s'instituèrent ses maîtres et ne maîtrisèrent jamais que leur propre
agonie, il réveille inopinément un appétit de vivre que les manigances
du travail avaient plongé en léthargie.
N'est-ce pas
merveille que de le voir papillonner à plaisir, s'emparer du bonheur
dès qu'il passe à portée de la main, solliciter avec les ressources de
l'ingéniosité le retour des moments heureux ? La réalité qu'il révèle
est le centre d'un labyrinthe où se perdent tant de manoeuvres habiles,
tant de rodomontades et de faux-fuyants. C'est l'authenticité, l'accord
sans cesse recréé du corps et des désirs qui l'affinent. L'infantilisme
agressif et le gâtisme plaintif des adultes n'en fut jamais que le
mensonge, le «puéril revers des êtres».
L'enfant
enseigne spontanément à ouvrir sans cesse les yeux pour la première
fois, à distinguer la couleur d'un feuillage, à lire un paysage, à
comprendre le langage des oiseaux, à saisir la grâce d'un instant - à
le saisir non plus avec ce regard passé au fil de la cognée, plissé sur
la mire d'un fusil, pincé par la pensée de l'éphémère et de la mort. Et
c'est encore par l'enfant intérieur qu'il est donné à
chacun de laisser monter en soi la sève printanière des arbres,
l'ardeur sauvage des bêtes, la volupté d'une présence amoureuse d'où
rien ne peut naître que d'aimable.
Etrange et imparfaite alchimie amoureuse qui, en deux transmutations successives, conçoit et fait naître l'enfant sans jamais atteindre à la troisième, où l'humanité eût pris sur elle de se créer en créant le monde.
La création falsifiée
L'acte créateur par excellence, n'est-ce pas l'étreinte de l'homme et
de la femme engendrant la vie dans le matras maternel ? Fallait-il
qu'ils aient honte et de l'amour et de la vie pour imputer à un Dieu
céleste et désincarné l'opération la plus terrestre et l'alchimie la
plus charnelle ? Quel mépris de la jouissance que les amants prennent
en se prenant, quel dédain du bonheur où les corps se confondent pour
se féconder - qu'un enfant naisse ou non du privilège de l'union !
A-t-on jamais vu plus bel hommage de la virilité patriarcale à
l'impuissance consentie ?
De quelle imagination
désaxée ont-ils tiré que le seul et vrai créateur de l'univers fût un
Esprit, une semence de néant ? N'a-t-il pas fallu pour fonder un tel
non-sens que la nécessité de travailler entraîne l'incapacité de créer,
que le pouvoir châtre du plaisir de s'appartenir, que l'expansion de la
marchandise se substitue à l'expansion de la nature humaine ?
Il n'y a d'autre genèse de l'humanité et de l'inhumanité qu'en l'homme
qui s'est créé de la terre et se détruit au nom du ciel.
L'évolution interrompue
Leurs hommes de science admirent qu'en un raccourci de neuf mois
l'embryon humain réitère, en passant de la conception à la naissance,
le cheminement millénaire qui fit de la créature aquatique un mammifère
terrestre. La suite leur fournirait plutôt des raisons de s'étonner.
D'un si grand bond de l'existence thalassique à la conquête de la terre
n'était-il pas légitime d'espérer une évolution de nature similaire où
l'espèce humaine s'affirmerait comme dépassement de l'espèce animale ?
Quelque chose s'est apparemment détraqué en cours de route. Il n'y a
pas eu de miracle humain. L'espèce animale s'est seulement
perfectionnée et socialisée en se dénaturant. Le génie de l'homme
s'empare de l'univers avec une technicité qui ne lui obéit pas et
stérilise partout la vie. Le phénomène méritait davantage que les
contorsions métaphysiques qui s'emploient à le justifier en fait comme
unique forme d'évolution possible. Il est vrai que les savants, jugeant
de la vie sur terre par leur propre façon de vivre, la tiennent le plus
souvent en piètre estime.
La naissance inachevée
Il arrive que grandissant et se développant dans le sein maternel,
l'enfant se trouve peu à peu à l'étroit dans la douceur de l'univers
utéral. L'enveloppe protectrice le gêne, entrave ses mouvements,
l'étouffe. Il se met pour ainsi dire à nager avec plus d'énergie vers
la sortie, vers la naissance, vers l'autonomie.
Son
impatience alourdit et encombre le corps de la mère, impatiente à son
tour de se débarrasser d'une présence devenue inopportune. Un accord
commun préside ainsi à l'expulsion. La mère évacue l'enfant vers une
liberté à laquelle il aspire, avec la violence d'une vie nouvelle. Le
moment de la naissance émancipe et la femme et l'enfant, ou plus
exactement les engage l'un et l'autre dans un processus d'émancipation.
Le cordon ombilical est coupé, le lien de dépendance
disparaît, l'unité affective s'allège et puise dans la gratuité une
force plus sereine... Vision idyllique.
Leur
civilisation ne tranche pas le tuyau de perfusion, elle le durcit,
l'étire, le rend cassant sous la constante menace de couper l'aide et
les vivres. Elle l'entortille dans une complexité dramatique où la
femme et l'enfant s'agrippent l'un à l'autre, parodient à longueur
d'existence le jeu de l'assistant et de l'assisté, s'attirent et se
repoussent, se mutilent à chaque velléité d'indépendance et se
retrouvent en de morbides moiteurs familiales pour soigner les
blessures qu'ils infligent.
L'éducation est l'adaptation à la survie
L'apprentissage en milieu animal se borne au respect de la loi qui
régit la survie des bêtes : l'adaptation. L'observation d'une femelle
et de son petit montre avec quelle diligence elle s'emploie à le
protéger, comme elle le prépare, au sortir du cocon où il était enclos,
à progresser dans un environnement périlleux. La leçon maternelle lui
enseigne à se dissimuler, à bondir, à bâtir un refuge, à suivre une
piste, à s'approprier un territoire, à se tailler sous le soleil et
sous la lune une place enviée et éphémère.
De la
supériorité si hautement affirmée de l'homme sur la bête, était-il
déraisonnable d'attendre un mode d'éducation qui laissât bien en
arrière la simple faculté de s'adapter ? Or, il faut en rabattre et de
beaucoup.
Il n'y a pas si longtemps, il mourrait plus
d'enfants dans une famille que de lapins dans une nichée. Il en meurt
encore aujourd'hui sous les coups, les tourments et l'infortune de
payer patente au ressentiment des adultes. C'est une ordinaire férocité
qui augure mal d'un dépassement du comportement animal.
De fait, leurs écoles sont-elles autre chose que des écoles de survie ?
L'enfant est mieux armé que le chimpanzé, il dispose de techniques
sophistiquées et des ruses du langage mais sa destinée est la même :
s'imposer parmi les forts et les faibles, s'adapter aux lois du milieu,
sauver sa peau et s'auréoler de prestige. Rien de plus ; et souvent
moins puisque lui est refusée la liberté naturelle d'assouvir ses
pulsions.
Devenir un homme en cessant de l'être
Les contes et légendes illustrent avec assez de cruauté le sort réservé
aux enfants. Des êtres naïfs, généreux, frêles et intelligents
affrontent des géants puissants, redoutables, méchants et stupides. A
l'issue de combats sans merci, les faibles l'emportent sur les forts.
David décapite Goliath, il détache du corps musclé de la brute une de
ces têtes cyclopéennes affectées au gouvernement des villes et des
campagnes.
Entre-temps, les petits se sont aguerris
au fil des épreuves, ils ont appris à déployer contre leurs adversaires
une égale barbarie et, de surcroît, une férocité sournoise, astucieuse,
cauteleuse comme celle du valet dupant son maître. Leur tour est venu
de s'élever aux fonctions de roi, de géant, d'adulte. Le parcours de la
jungle sociale les a mené de l'état d'exploité au statut d'exploiteur.
Que dit la moralité ? Que le plus fort n'est pas celui qu'on pense mais
celui qui pense, non la violence brutale mais l'art d'en contrôler
l'usage.
Les petits triomphent par l'esprit et
l'esprit se paie en les faisant grandir, vieillir, s'aigrir, en les
identifiant peu à peu aux monstres qu'ils ont vaincus. Rien n'a changé
vraiment, que le pavé jeté dans la mare pour y reproduire les mêmes
cercles concentriques.
Quant à la richesse affective
du héros, elles se ramasse dans un stéréotype, une pirouette finale :
«Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants.» Autant la renvoyer
dans le pays de nulle part, en utopie, là où il n'y a plus d'histoire.
Comme si le bonheur n'avait pour s'imposer et faire souche que les
continents de l'irréalité féerique, où nul n'arrive jamais que mort ou
trop épuisé pour engendrer quoi que ce soit.
L'affectif et le nutritif
L'enfant a été jusqu'à ces jours traité à rebours de l'évolution qu'il
annonçait. A peine dans le ventre de la mère, il reçoit, sur la gamme
de fréquence des sensations premières, tous les échos que répercute,
comme dans une vallée, l'orage qui naît de la difficulté d'aimer et de
s'aimer au sein des couples. Angoisse, joie, crainte, irritation,
indifférence, élans d'amour et de haine modulent sur le clavier de sa
physiologie embryonnaire un rythme biologique qui pourrait bien décider
de son implantation définitive ou de son expulsion prématurée.
S'il franchit le cap de la fausse-couche, qui supplée si souvent à la
carence d'un avortement volontaire, c'est que, entre sa mère et lui, se
confirme un accord, un consensus que la science s'avise enfin de
découvrir après avoir tout étudié de la mort.
On s'est bien gardé jusqu'à présent de souligner l'importance que revêt pour l'enfant in utero
le fait de recevoir simultanément et gratuitement la nourriture,
l'amour et ce message à la fois mental et sensuel qui communique la
sérénité et la confiance. C'est pourtant là un privilège que n'abolit
pas la naissance, puisque le sein maternel continue à dispenser, avec
les psalmodies de la tendresse, la force du lait et la douceur de
l'affection.
Cette manne terrestre, ces murmures
caressants, ces odeurs génésiques, ces pensées quasi épidermiques,
c'est la véritable fontaine de Jouvence, la source dont le
jaillissement affermit la vie du jeune enfant plus sûrement que
l'arsenal de la médecine la plus sophistiquée. Les amants le savent
bien qui, au paroxysme de leur passion, s'y nourrissent d'amour et
d'eau fraîche et redeviennent semblables à des tout-petits.
Alors vient la rupture.
Par une infortune qui en produit beaucoup d'autres, leur civilisation
est ainsi agencée qu'elle sépare l'affectif et le nutritif ; qu'elle
dissocie du même coup le langage originel qui soutenait leur union.
A vrai dire, le contraire eût été surprenant. Il n'est pas pensable
qu'une société dont l'existence se fonde sur le travail, producteur de
marchandises, accorde un légal intérêt aux élans d'un amour offert
naturellement et à la nécessité de se nourrir, sur quoi se règle le
prix du blé et des hommes.
L'affection se donne sans
apprêts ; ce n'est pas sérieux. Le sérieux de l'âge adulte consiste à
ôter la gratuité pour faire fructifier le profit, à tout rabattre dans
le sillage de ce qui se paie, à commencer par le besoin de manger, de
se mouvoir, de se loger, de s'exprimer, d'aimer.
Aussi faut-il voir comme en quelques années le langage affectif de la
mère et de l'enfant le cède au langage de l'efficacité, du rendement,
de l'économie, un langage solidement structuré selon la logique
aristotélicienne du «fais ceci, ne fais pas cela!» et qui, à l'inverse
du premier, se plie parfaitement aux exigences pédagogiques de
l'ordinateur.
Affection, nutrition, création
La faculté de créer est le phénomène humain par excellence. Elle se
forme avec le corps que le milieu foetal alimente à profusion. Elle
donne au nouveau-né pouvoir de se développer en transformant
l'environnement terrestre et, précisément, d'enrichir l'abondance
originelle par la création d'une terre d'abondance où l'enfant apprenne
à conquérir son autonomie d'homme à part entière.
Le
génie créatif participe d'une évolution naturelle que la civilisation
du travail a dénaturée. Vie et création sont inséparables. C'est l'une
et l'autre que refoule et épuise le système d'exploitation de la nature
et de la nature humaine, qui fonde l'ère économique.
Le couperet éducatif a séparé la jouissance affective et la
satisfaction des besoins primaires. Le corps à corps de la femme et de
l'enfant n'a pas poussé plus en avant une relation où la souveraineté
de l'amour enseigna l'art de se créer en créant son indépendance. La
communication a été interrompue, l'alchimie a tourné court, la
troisième mutation n'a pas eu lieu. Ce n'est plus la vie qui fait
office de nourrice mais la mort. La destinée se déroule comme un film à
l'envers. Tel est le cauchemar ordinaire dont ils s'étonnent de
s'éveiller encore en de rares instants de vie.
Comment l'être humain naîtrait-il alors que l'enfant se foetalise dans l'adulte et l'adulte dans l'enfant ?
L'enfance à jamais inaccomplie
C'est une terrible malédiction que d'entrer avec la vocation du bonheur
dans un monde où le bonheur est relégué à la sortie. Le mot lui-même
est en odeur de niaiserie, il fait se hausser par dépit les épaules
qu'affaissent le plus souvent ses regrets.
Car s'ils
ont claironné de tous temps que l'homme n'était pas sur terre pour se
livrer aux voluptés, ils ont gardé gravé dans le secret du coeur et de
l'imaginaire le souvenir du paradis foetal, de l'éden au centre de la
femme, de l'île fortunée où le don de l'amour nourrissait la vie
naissante.
Combien de fois ne s'élancent-ils pas
d'une démarche hautaine à l'assaut de la richesse et du pouvoir pour
s'effondrer au moindre sentiment de faiblesse et d'abandon, pour se
recroqueviller dans le premier simulacre de sein maternel que le hasard
présente à leur désarroi.
Plus ils mettent
d'endurance et de fermeté à harper ce qui les éloigne d'eux-mêmes,
mieux ils régressent à pas puéril vers un état primordial qui les
choyait et les protégeait. Ainsi leur existence ne cesse-t-elle de
reproduire, dans la monotonie du sarcasme et de l'ennui, le traumatisme
de l'enfance et de l'histoire, qui les a chassés des jouissances
originelles pour les envoyer à la casse du travail quotidien.
En quelques années, en quelques mois peut-être, l'enfant se découvre
spolié des privilèges que l'amour lui accordait sans réserve. Que lui
soient retirées les facilités d'existence dont il jouissait passivement
dans le ventre de sa mère, là n'est pas le mal, au contraire. Il accède
à la vie terrestre dans une aventure humaine qui le convie précisément
à abandonner la passivité et à créer une abondance naturelle dont le
monde foetal n'a été que l'avant-goût et l'esquisse sommaire.
La disgrâce réside en ceci, qu'à peine échappé à la protection utérine,
devenue avec le temps inopportune et gênante, il se heurte à des
conditions si défavorables que tout l'invite à régresser, à abandonner
l'espérance d'une mutation humaine, à se replier avec armes et bagages
dans une position foetale.
La dissociation de
l'affectif et du nutritif produit une sentiment d'insécurité et
d'angoisse chez l'impressionnable nouveau-né, au moment même où rien ne
lui serait plus précieux que d'entrer dans un monde étranger avec le
viatique d'une affection sans réserve.
Une menace le
paralyse alors que ses faibles mouvements auraient grand besoin
d'assurance, la menace de n'être plus aimé s'il ne mange pas, s'il dort
mal, s'il crie, pleure, remue, irrite, désobéit, suit un rythme qui
diffère du temps rentabilisé des adultes. Quel mépris dans l'ignorance
qui persiste à investir comme un terrain conquis l'univers particulier
de l'enfant ! Quel mépris de soi !
N'est-ce pas
l'amour qui soutient l'audace d'affronter l'inconnu, de s'obstiner dans
l'effort, de se jeter dans une frénétique succession d'entreprises :
trouver le sein, saisir le biberon, s'emparer d'une chaise, se
redresser, marcher, articuler les mots, aiguiser les heureuses
dispositions de la nature dans l'expérience des êtres et des choses ?
L'éducation se mue en une mécanique glaciale dès l'instant qu'elle
cesse de se fonder sur le préalable d'une affection accordée sans
réserve à l'enfant, quoi qu'il arrive. Hélas, comment garantir la
prédominance de l'amour alors que le travail impose au cycle des jours
et des nuits la précision de ses rouages ?
Sans doute
n'est-il plus d'usage, dans les familles, d'encourager la vocation
pianistique à coups de règle sur les doigts. Mais si la gifle et la
vocifération ne sont plus de mise, il n'est pas si facile d'éviter le
chantage sentimental qui paralyse les gestes les mieux venus de
l'indépendance et de l'autonomie.
La certitude d'être
aimé incite le plus sûrement à s'aimer soi-même dans l'amour des
autres. Elle est l'assurance fondamentale qui permet à l'enfant de
voler de ses propres ailes. Sans elle, la destinée se traîne dans les
ornières d'une dépendance qui prête à la mort les traits d'une mère
toute-puissante.
Que l'affection se plie à la loi de
l'offre et de la demande, et la certitude vacille, le coeur se
dépeuple, le corps se vide et le vide se comble d'un enchevêtrement
morbide d'angoisses réelles et d'apaisements factices.
C'est alors que les maladresses de l'enfant se font volontaires. Les
chutes, les accidents, les maladies, à l'origine inhérentes aux
errements de l'inexpérience, deviennent les cris apeurés de la carence
affective ; ils revendiquent l'aide et la protection de la mère, à
laquelle ils répliquent ainsi par un autre chantage. Le rappel brutal
au devoir d'aimer et de prêter assistance engendre en
elle le sentiment coupable d'avoir démérité. L'agonie de la vie
commence là, lorsque le faux pas de l'enfant perd sa nature aléatoire,
son caractère de tentative infructueuse, pour se changer en un réflexe
de faiblesse volontaire, en une simulation de mort et, par une
graduelle surenchère, en une réaction suicidaire où l'on se nie pour
susciter l'intérêt des autres.
L'affection économisée
Le marchandage affectif instille au coeur de l'enfant une peur
endémique. Le souvenir du «je cesserai de t'aimer si... » glace les
embrasements spontanés de la jouissance. A chaque fois qu'il s'engage
dans quelque indépendance de désir, la brûlure d'une désaffection
possible sanctionne ses velléités d'autonomie et grave en lui cette loi
de soumission et de renoncement qui régit le monde des adultes.
Je ne prétends pas qu'il convienne d'abandonner l'enfant à la liberté
chaotique de ses impulsions. Des expériences qu'il poursuit à tâtons,
certaines présentent des dangers, appellent une rectification, méritent
le secours de l'habileté. Mais il est sûr que la communication
affective possède la patience et l'efficacité d'expliquer à l'enfant
pourquoi il existe des gestes à éviter ; au lieu que la brutale
injonction et la bouffée de peur illuminent d'une fascination morbide
le danger, dont elles suscitent le retour plutôt qu'elles l'éloignent.
La peur plonge dans un état de honte et de faiblesse qui s'exorcise,
sans se vaincre, en une artificielle et hautaine dureté. La carapace
musculaire, en répercutant au-dehors la terreur éprouvée au-dedans,
fonde une forteresse vide qui sécrète partout les ombres du pouvoir et
de la mort.
Le repli dans un corps verrouillé par la
peur, et dont ils jaillissent par intermittence et comme des furieux
pour propager la crainte, n'est-ce pas la caricature du ventre maternel
et de la naissance, mais un ventre stérile, desséché, racorni, hostile,
mais une naissance inversée dans son cours, débouchant sur la ruine, la
destruction, le néant ?
C'est aussi, dans une
évidente analogie, le rempart qu'ils érigent autour de leur village, de
leur ville, de leur propriété, de leur famille, de leur Etat.
Une société qui soumet les ressources affectives au principe d'économie
vieillit prématurément l'enfant dans l'adulte et infantilise l'adulte
dans un enfant qui ne naîtra jamais à sa destinée d'homme.
Est-il un seul pouvoir, une seule instance autoritaire qui ne
reproduise, sous la grandiloquence du sérieux, la manoeuvre éprouvée du
chantage sentimental ? Les magistrats, les policiers, les supérieurs
hiérarchiques ont-ils d'autre intelligence qu'en la savante alternance
de caresses et de coups, à l'issue de laquelle s'exprime en vérités
coupables la substance de l'infortuné qui comparaît devant eux ?
Celui-là, ils ne se contentent pas de l'appeler accusé, suspect, fautif
ou incapable, ils lui retirent leur onction, leur confiance, leur
protection, leur estime, ils l'excluent du cocon familial, dont il a
démérité, ils le réduisent à l'état de débile et l'enfoncent dans sa
puérilité aux abois.
Mais chien apeuré aboie le
premier : l'arrogance et la respectabilité des notables puent la
terreur enfantine où les plongeait jadis et pour toujours la crainte
quotidienne d'être soupçonnés, jugés, condamnés, infériorisés.
Leur servitude habillée de morgue porte la marque d'une castration
affective. Chassés de l'éden pour travailler à la sueur de leur front,
ils se font un présent infernal pour payer le prix d'un paradis perdu.
Progressant dans un monde d'éclopés, ils n'ont que le triste génie
d'inventer des béquilles, encore ne les soutiennent-elles qu'en les
mutilant davantage.
Raoul Vaneigem - 1989