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Les Racines du Mal
19 septembre 2004

Célébration du génie colérique - Chapitre 7

Il était le plus médiatique des ennemis des médias.
Dorothée Werner, Elle,
4 février 2002

Il faut avoir une idée courte et bien fautive du penseur médiatique pour imaginer Pierre Bourdieu dans la peau de l'un d'entre eux ! Le penseur médiatique écrit un objet calibré pour s'assurer un passage dans les médias. Il ne refuse aucune invitation et accepte d'apparaître pour le pur et simple plaisir d'y être, de se montrer, de créer puis d'entretenir une visibilité rentable par la suite - responsabilité d'une page de presse, invitations dans le circuit des conférences rémunérées, assurance de tribunes d'opinion, prébendes de critique littéraire, direction de collection dans une maison d'édition, et autres signes visibles d'une position dominante dans le monde des idées.
Or Pierre Bourdieu n'a jamais répondu à cette définition : aucun de ses presque quarante ouvrages n'a été pensé, voulu, écrit, produit pour obtenir l'onction des télévisions, radios et autres supports médiatiques ; il n'a tenu aucune de ses places officielles et institutionnelles en monnayant les bénéfices d'une occupation des plateaux de télévision - le Collège de France, l'EHESS, le CNRS ne goûtent d'ailleurs pas ce genre de prestations, fussent-elles motivées par la démocratisation d'une idée, même excellente ; on ne l'a jamais entendu parler de rien qui déborde sa compétence, il n'a jamais joué le jeu des tartes à la crème, des potiches, des renvois de politesse, des prétextes intellectuels ou des belles âmes de service...
Selon quels critères peut-on lui reprocher, en tout et pour tout, et en une quarantaine d'années d'existence intellectuelle, une poignée de prestations devant les caméras, qui plus est de qualité, brèves, mesurées, ponctuelles, de circonstance ? J'ai le souvenir d'une discussion qu'il avait eue avec un prêtre spécialiste du traitement de la misère du monde en termes de charité, d'une autre avec un médiatique décodeur d'images télévisuelles, voire de quelques caméras fixes, aux plans dignes d'un amateur de super-8, dans un bureau du Collège de France, l'ensemble ressemblant davantage à de la radio filmée qu'à de la télévision...
A-t-il dit un jour dans une émission quel plat il aimait manger ? Quelle chanson il fredonnait sous la douche ? Pour qui il avait voté aux dernières présidentielles ? A quel âge il avait eu sa première relation sexuelle ? Qui a le souvenir de l'avoir vu sur son lieu de vacances, photographié avec sa femme ou ses enfants, dans les pages d'un magazine où l'on clichetonne les vedettes de l'industrie, du football, de la jet-set, des variétés, du cinéma et de la télévision ? A-t-il baisé l'anneau du pape tout en célébrant simultanément Guy Debord ?
Qu'on cesse de transformer en penseur médiatique un individu seulement coupable d'avoir défendu quelques idées dans deux ou trois émissions qui, mises bout à bout, n'excèdent pas le temps d'une journée d'usine... Intègre, droit, sans concession, croyant possible de dire un peu au petit écran, Pierre Bourdieu a raconté dans cet endroit populaire, comme en d'autres, élitistes, la misère du monde, le rôle politique de la télévision libérale, la nécessaire résistance à l'internationalisation du libéralisme. Rien de honteux à changer de support pour défendre les idées qu'on développe dans ses livres...

Qui a intérêt à fustiger ses rarissimes passages à la télévision ? Ses ennemis fâchés qu'il y dise trop de choses dangereuses dans le paysage intellectuel et politique dominant. Passer à la télévision après avoir critiqué la télévision ne constitue pas une contradiction : on peut fustiger un media libéral qui privilégie les propos indigents et dénoncer ce rôle en y tenant des propos subversifs et intelligents, ce qu'il a fait. La posture aristocratique, hautaine, méprisante, et plus maligne encore d'un point de vue spectaculaire, qui consiste à refuser systématiquement les caméras ou les micros se défend, elle a ses mérites, certes, mais pas ceux de la pureté : il existe toujours tel inflexible refusant la télévision parce qu'il n'y est jamais invité - le cas le plus fréquent ! -, ou tel autre parce qu'il sait ne pouvoir y être à l'aise, performant ou efficace. Rien de très pur...
La critique médiatique des médias ne constitue aucunement une contradiction. Elle s'effectue moins à la manière du roublard qui endosse l'habit rapiécé d'un Guy Debord désormais cité par les ministres, les artistes d'État, les journalistes vedettes de la télévision ou les faux écrivains maudits, qu'en militant effectuant sa critique de l'intérieur. Professeur au Collège de France et impitoyable sur les institutions ; agrégé, médaillé, diplômé et sévère sur la mécanique de ces rites initiatiques et sociaux d'intégration ; contempteur des usages néo-libéraux de la télévision et s'y rendant pour les dénoncer : à chaque fois informé, lucide, à l'écart, pas dupe, conscient, fidèle à son propos.

Que disent les sophistes qui associent critique de la télévision et obligation de ne pas y aller ? Que la critique du fonctionnement des médias s'effectue seulement dans le désert ? Que l'alternative consiste à s'y rendre pour flatter les puissances invitantes ou à ne point y aller pour garder sa capacité critique ? J'y vois, pour ma part, une erreur de raisonnement, car il existe une autre possibilité : s'y rendre et les critiquer, puis démontrer la légitimité d'une critique médiatique des médias. Car la télévision n'est pas en soi une horreur ou une monstruosité mais relativement à l'usage, en fonction des situations spécifiques : genre de l'émission, qualité de l'animateur, sujet du plateau, condition de partage du temps de parole, modalité a priori polémique ou consensuelle de l'échange, constitution du panel des intervenants, fréquence des plans de coupe, objectifs intellectuels ou autres du maître des débats, etc. Alors, et seulement après considération de ces attendus, l'intellectuel peut accepter ou refuser.
Consentir à la télévision suppose la considération du plateau comme une agora moderne qui n'est pas systématiquement condamnable. En revanche, quand elle sert de mauvais intérêts (l'audimat, le sensationnel, le spectaculaire, l'anecdote) et augmente le pouvoir de nuisance du jeu libéral, alors elle est à éviter. Dans le cas où elle offre la possibilité de tenir le même discours que dans ses propres livres, quand elle prolonge sur un autre mode des idées défendues dans son travail, au nom de quoi la condamner ?

La télévision génère une étrange hystérie chez les individus qui admonestent le sociologue d'avoir usé et abusé de la tribune médiatique : l'un qui reproche à tel ou tel d'encombrer sa télévision ne se blâme pas d'être aussi souvent devant son petit écran. Si la télévision est aussi détestable, bien sûr on a tort d'y défendre ses idées, mais que penser des hypocrites qui ne jettent pas par la fenêtre l'instrument diabolique ? La véritable cohérence du pourfendeur de télévision consiste à ne pas la regarder, mieux, à ne pas l'avoir chez soi. A défaut, un usage intelligent - comme acteur ou consommateur - dispense d'une posture intégriste...
Quand on sait combien sa notoriété planétaire valait à Pierre Bourdieu d'invitations médiatiques, quand on met en perspective ces milliers de propositions venues de toute part et cette dizaine de consentements mesurés et honorables, on aurait mauvaise grâce d'en faire un penseur béni des médias, les utilisant, y apparaissant sans cesse, jouant un jeu trouble permettant de conclure à l'ambiguïté et aux contradictions du personnage.
La télévision, la radio, les journaux et la rue - la fameuse arène où il montre si peu de subtilité... -, constituent des lieux névralgiques et symptomatiques du réel, refusés soit par les quantités négligeables jamais invitées, soit par les habiles qui savent leur incapacité à y jouer un rôle valorisant, soit, enfin, par les cénobites laïcs installés sur les cimes au plus près posible du ciel des idées où le rien, le vide et l'absence règnent en maître. Une présence critique me semble préférable à un silence aussi improductif que le néant.

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