Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Racines du Mal
9 septembre 2004

Célébration du génie colérique - Chapitre 5

Subtil dans l'exposé théorique, il quitte toute nuance dès qu'il descend dans l'arène.
Laurent Joffrin,
Le Nouvel Observateur,
31 janvier - 6 février 2002

Quelle trouvaille, cette coupure entre un Bourdieu scientifique, présentable, fréquentable, honoré, reconnu, sérieux, un sociologue du Collège de France bardé de médailles, couvert de reconnaissances, croulant sous les diplômes, supérieurement doté dans le système de reproduction sociale, agrégé - lire ce joli mot avec ce que l'étymologie enseigne : le tropisme des moules sur un banc... -, et un Bourdlieu mauvais garçon, excessif, dangereux, paranoïaque, hystérique, sectaire, l'homme du mégaphone, de la rue, des prises de parole dans les gares, des pamphlets publiés dans des collections partisanes ! Une trouvaille, parce qu'elle permet, à un coût intellectuel dérisoire, de séparer le bon grain scientifique de l'ivraie militante...
L'un dont personne ne lit les ouvrages bourrés de tableaux, de chiffres, de notes de bas de page, d'italiques, de termes grecs ou latins, de bibliographies polyglottes, de commentaires théoriques - mais qu'avec un peu de chance, de force, de courage ou d'audace, on peut presque aimer ; l'autre si peu aimable, si critiquable, tellement détestable - tellement détesté ! -, l'inconséquent qui braille dans un porte-voix aux côtés des sans-papiers, des ouvriers dont les plans sociaux-libéraux mettent en péril les modestes droits acquis, des sans-grade laissés sur le trottoir, humiliés et offensés... De plus, cet homme funeste intervient sur tous les fronts de la planète, écrit dans la presse des petits textes de circonstance repris dans de courts volumes denses en vitupérations et en colères !
Mais qui donne écho aux propositions qui réalisent le sociologue dans le militant et vice versa ? Qui pointe cette positivité chez Pierre Bourdieu toujours fustigé pour sa négativité ? Retenons ses propositions : une Europe sociale dotée d'instances gouvernementales, un "intellectuel collectif" à même de dépasser la seule version médiatique, un syndicalisme transnational, une organisation des refus en forces politiques redéfinissant l'internationalisme, une nouvelle alliance entre théorie critique et pratique militante, une politique de la culture, et autres chantiers encore ouverts... - cet homme-là, la plupart l'ignorent ou agitent son nom comme un épouvantail pour ganaches libérales.
L'hypothétique dychotomie entre le penseur et l'activiste relève du pur artifice jésuitique. Pour fonctionner, elle suppose une opposition artificielle entre un avers toléré par les élites tant qu'il se trouve confiné aux murmures universitaires des colloques, conférences et publications savantes, et un revers impossible à prendre au sérieux. Le savant et le manifestant. La science chiffrée, l'épistémologie rigoureuse, contre l'imprécation éructée, l'idéologie dangereuse. Le bon intellectuel en chambre, invisible, opposé au mauvais militant dans la rue, trop visible. Le diable rouge aux antipodes du bon dieu décoré par le CNRS...

Or l'augmentation de la visibilité médiatique de Pierre Bourdieu - pour le bonheur des amateurs de son travail et de ses engagements - ne correspond aucunement à un revirement fondamental. Une modification de forme, peut-être, mais pas de contradiction entre l'auteur des travaux sur la reproduction, la distinction ou les habitus, et l'intellectuel qui signe les propositions de contre-feux à la domination libérale. Une même colère anime le même homme qui dit la même chose, mais dans des lieux différents : pas gênant tant qu'il bruit doucement dans l'amphithéâtre de la place Marcelin-Berthelot, disserte sur des enquêtes dépouillées ou commente la sociologie anglo-saxonne, mais trublion dès qu'il se met en tête de dénoncer La Misère du monde (1993) puis, au-delà du constat sociologique, d'apporter ses propositions pour attaquer ladite misère. La théorie de Bourdieu vise toujours une action corrective destinée à résoudre pratiquement et à dépasser théoriquement les négativités pointées.
La description de l'Algérie, le fonctionnement de l'école, les modalités de la pratique artistique ou du jugement de goût, les conditions du métier de sociologue, l'analyse du travail scolastique de la philosophie dominante, académique, et tous les travaux d'avant 1993 ne visent pas le verbe pour le verbe ni le jeu intellectuel pour lui-même, l'art pour l'art. Ils appellent à des modifications immanentes : promouvoir une politique de haute volée en matière d'assistance aux pays décolonisés ; élaborer une réforme visant à réconcilier l'école et son projet républicain ; fabriquer des élites avec un souci d'égalité des chances ; augmenter l'accès du plus grand nombre aux savoirs, aux oeuvres d'art, au patrimoine littéraire et culturel ; mettre en perspective le travail d'interprétation du monde avec celui de l'acteur désireux de le transformer ; inviter à une philosophie qui ait le sens de la terre - pour le dire en termes nietzschéens -, autant d'idées politiques.

Scientifique parce que militant, militant parce que scientifique, le travail de Pierre Bourdieu ignore le basculement repérable par une date, un fait ou un geste, comme on l'a si souvent affirmé. Ni la publication de l'enquête sur la misère produite par le libéralisme ni la diffusion d'images télévisées le montrant dans la rue, ni la parution de textes dans la collection "Raisons d'agir" ne trahissent un genre de rupture épistémologique signant la mort du grand sociologue respectable et annonçant l'avènement d'un intellectuel assoiffé de médias, de pouvoir et de reconnaissance. L'image télévisée fabrique une réalité fictive : apparaître au petit écran n'est pas soudain naître au monde... L'illusion d'un revirement a été fabriquée par ses ennemis désireux de discréditer son moment le plus médiatique, mais pas le moins bourdieusien...
Sa collection ne s'appelle pas par hasard "Raisons d'agir" ! Là où la plupart des intellectuels se contentent de faire des livres avec des livres, Pierre Bourdieu construit ses ouvrages avec la matière du monde, il a besoin de la pâte du réel, de sa matérialité - voire de sa trivialité. Après la rédaction d'un texte, une fois la théorie extraite de ce matériau immanent, il vise l'effet dans le monde par un retour au réel. Sa théorie sociologique invite à une conversion qui suppose l'action, donc l'incarnation.
La fiction de la subtilité du théoricien opposée à la grossièreté du praticien procède de la déconsidération du réel activée par les philosophes académiques : célébration des idées pures, de l'idéal, du monde intelligible, de la transcendance, excellence du ciel, hypervalorisation des concepts, des notions, des jeux de langage, des artifices de réthorique, vénération de l'obscurité des analyses, de la complexité nébuleuse des démonstrations et, en même temps, déconsidération du concret, du réel, de la matière, de la vie, du quotidien, de l'immanence, haine de ce qui rampe : le peuple, la misère, la souffrance, la pauvreté, les individus concrets, en chair et en os. En grande figure issue de la constellation qui comprenait Foucault et Deleuze, en nietzschéen, d'une certaine manière, Pierre Bourdieu (re)valorise les objets laissés au rebut par les philosophies dominantes.
Son peu de goût pour les concepts purs coïncide avec son refus d'être considéré - et de se considérer - comme un philosophe. Y a-t-il des raisons pour comprendre sa défiance à l'endroit de sa discipline d'origine ? Probablement. Pour ma part, je lis le travail de Pierre Bourdieu comme celui d'un philosophe qui, en avance sur son époque, milite pour quelques idées révolutionnaires : restaurer le monde et le réel dans ses prérogatives, consacrer son temps à la pensée seulement si elle permet d'agir, de changer, de transformer, de transfigurer le réel et de dépasser la négativité qui le travaille en permanence, placer toute reflexion sous le signe du politique, utiliser l'éthique comme une arme de résistance au nihilisme du moment, refuser la subsomption du savoir aux pouvoirs dominants.
Sous le signe de Pascal - depuis les Méditations pascaliennes (1997), on n'ignore plus cette dette -, en se moquant de la philosophie, il philosophe vraiment. Cet agencement du théorique et du pratique dépasse la manière scolastique coupée du monde. Sociologue ? Évidemment. Mais en philosophe qui révolutionne une discipline dont les branches théorétiques, méthaphysiques et ontologiques sont aujourd'hui bien mortes.
Pierre Bourdieu déborde les académiciens qui soumettent le réel au papier et le dévitalisent dans leurs activités : fabriquer des thèses, justifier des cours, nourrir des articles, grossir une bibliographie, préparer des colloques, des séminaires, des conférences parmi les universitaires, gravir les échelons de ce Vatican laïque à quoi se réduit l'université. En agissant de la sorte, Pierre Bourdieu dynamite la manière dominatrice, triomphante et impérieuse de philosopher depuis la patrologie grecque et latine. Fin de la discussion verbeuse pour le plaisir d'ergoter, avènement d'une nouvelle exigence : penser pour vivre, réfléchir pour agir, théoriser pour modifier la pratique, écrire des livres pour infléchir le cours du monde. En ce sens, il ne faillit pas à la mission qu'il se propose parfois : agir en socratique sur l'agora - seul lieu envisageable pour penser.

Publicité
Commentaires
Archives
Publicité
Publicité