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Les Racines du Mal
8 septembre 2004

Célébration du génie colérique - Chapitre 4

Il est bien connu que, humainement, il vaut mieux ne pas se frotter aux amis du peuple.
Françoise Giroud,
Le Nouvel Observateur,
31 janvier - 6 février 2002

Les élites proviennent rarement du peuple. La mécanique en vertu de laquelle le système coopte la plupart du temps ceux qui proviennent du sérail est superbement disséquée par Pierre Bourdieu. De même, il montre la capacité du dit-système à absorber, digérer, mettre de côté, par une série de gratifications réelles et symboliques, les indiviudalités susceptibles d'être rebelles. Soit on sort d'un monde facilement béni car on lui doit une série de satisfactions associées (pouvoir, argent, honneur, richesse, symbole, etc.) qui rendent la vie facile, agréable, désirable et joyeuse ; soit plus rarement, on y accède, mais en le payant d'un renoncement à ses origines.
Pierre Bourdieu n'a jamais enterré son passé. Ni refusé d'entrer dans un monde où, dès la première heure, il travaille en anthropologue, en ethnologue, en philosophe, en sociologue - en moraliste aussi, à la manière de La Rochefoucauld, La Bruyère ou Chamfort. L'entomologiste a refusé de devenir insecte tout en continuant son travail : raconter la ruche, retourner la fourmilière, fouiller la termitière. Comment, dès lors, obtenir la bénédiction, l'aval et l'assentiment de ces animaux grégaires qui s'arrangent à merveille du pouvoir d'un seul, d'une classe de soldats à son service, et d'une autre de producteurs, de travailleurs et d'esclaves tournés, bien malgré eux, vers la seule (re)production de l'édifice ?
Ni héritier, ni renégat, Pierre Bourdieu, venu du peuple, y reste fidèle tout en ayant un pied dans l'institution. Il la regarde fonctionner, en raconte les travers, les modes et les mécanismes. Les puissants aiment les oublieux, les sans-mémoire, les renonçants, les âmes soumises prestement prostituées, vite vendues au plus offrant des nouveaux maîtres. Servitudes volontaires... Que les chiens détestent violemment celui qui, sous de fausses allures domestiques, reste loup, voilà un ressentiment lisible comme un cas d'école psychiatrique...
On peut donc venir du peuple, certes, mais pour accéder à la table, les puissants demandent le reniement, l'oubli, la rétractation, l'amputation des racines et l'automutilation. Bien évidemment, neuf fois sur dix, ils obtiennent cette abjuration. Pierre Bourdieu garde souvenir de son extraction modeste et de son enfance humiliée. Sous les ors du Collège de France, il ne renie pas son camp. Cette faute majeure montre à l'envie que les mobiles du plus grand nombre (les postes, le pouvoir d'achat, la puissance, la capacité à détruire ce qui les dépasse, les décorations, les reconnaissances, l'agrégation à une tribu, les distinctions sociales) laissent de marbre le fort tempérament qui, dans la grande tradition du philosophe antique, place son idéal au-dessus de ces quolifichets.
Ne pas trahir, voilà l'impardonnable aux yeux des héritiers ou des traîtres. Rester soucieux du peuple quand on ne partage plus son quotidien fâche les oligarques. D'où l'énervement des élites - démocratiques, bien sûr... - qui tiennent les amis du peuple pour des gueux, des malappris, des lépreux... Classes laborieuses, classes dangereuses, on ne sort pas du mot d'ordre réactionnaire !
Étrange perversion de l'histoire : la gauche, qui traditionnellement s'installait du côté des pauvres, parlait pour eux, avançait à leurs côtés, celle qui, en vertu de sa mystique et de son génie colérique - selon la superbe expression de Michelet -, se nourrissait du peuple, cette gauche a massivement trahi. En ralliant les thèses libérales, elle affirme une vision du monde identique à celle des prédateurs de droite. Que la gauche libérale parle avec autant de cynisme du peuple et de ses amis en dit long sur l'étendue de ses renoncements, de ses trahisons, de ses infidélités, de ses reniements. Et sur la nature, aujourd'hui, de ses amis...
Quelle idée anime le penseur qui pourrait tourner le dos à son extraction modeste, enfouir son passé incongru, oublier ses parents pauvres, effacer sa province arriérée, et ne le fait pas ? Pire : qui entretient ses racines ? La réponse paraît pourtant simple : tout le monde n'a pas la chance de naître juif, kurde ou arménien, et de disposer de cette grâce qui, dès qu'il s'agit de son peuple, autorise sans difficulté, et parfois à moindres frais, à parler fidélité, mémoire, racine, transmission, filiation, histoire, généalogie, lignage, sans attirer sur lui l'invite au renoncement, à l'oubli, à l'infidélité, sans se voir proposer la trahison comme gage et garantie d'admission dans le monde des élus, cette poignée de gens qui gouvernent. L'amitié de Pierre Bourdieu pour les pauvres, n'en déplaise aux nantis ignorants ceux qui grouillent à leurs pieds, c'était sa façon d'être en exil...

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