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Les Racines du Mal
8 septembre 2004

Le plaisir, la souffrance et l'économiste

Introduction à l'épistémologie de l'économie

La pauvreté augmente malgré la richesse croissante. Les inégalités se creusent en dépit de l'éducation et de la santé presque gratuites. Le lien social se délite d'autant plus que la «communication» triomphe. Et les dégradations de l'environnement s'accumulent bien que la technique bondisse de prouesse en prouesse. Il y a de quoi étonner le citoyen, à qui l'on n'a cessé de répéter que, par le miracle du marché, le capitalisme était porteur de bien-être pour l'humanité.

L'économiste standard, lui, n'est pas surpris par ces paradoxes. D'ailleurs, à ses yeux, ce ne sont pas des paradoxes. Le chômage durable réduit-il à la marginalité ceux qui s'y trouvent plongés ? C'est parce que les chômeurs sont consentants. Par quel raisonnement l'économiste standard aboutit-il à cette conclusion ? Sur la place (du marché), une foule nombreuse, bigarrée, en baskets ou pieds nus, se présente devant quelques personnages, d'identité incertaine, plutôt multinationale, mais tous vêtus de trois-pièces et un téléphone portable collé à l'oreille. Chacun d'eux fait venir devant lui un seul va-nu-pieds à la fois, lui demande de déposer son sac à diplômes sur la bascule, et, invariablement, lui propose un emploi au tarif un cran en dessous du minimum légal. Le «gueux» (1) hésite et, déjà, le monsieur multinational lui a montré d'un doigt méprisant le reste de la foule, piétaille qui gronde d'impatience, en faisant un signe au suivant d'approcher.

L'économiste standard, qui a observé la scène, explique. Deux individus sont face à face et donc à égalité. L'un offre sa capacité de travail, l'autre la demande. Celui-ci, qui a immédiatement jaugé l'importance de la foule, a proposé un tarif d'embauche très bas. Le demandeur d'emploi (le va-nu-pieds) a procédé dans sa tête à un calcul rationnel, continue l'économiste standard : si je travaille, cela va me fatiguer, me procurer un désagrément (une désutilité, dit l'économiste standard) ; en contrepartie, je vais percevoir une somme avec laquelle je pourrai m'acheter le même téléphone que celui qui n'arrête pas de sonner devant moi, et mon plaisir augmentera. Le désagrément supplémentaire est-il supérieur ou inférieur au plaisir supplémentaire ? S'il est supérieur, je reste au chômage ; s'il est inférieur, j'accepte l'emploi. L'économiste standard conclut : le chômeur a choisi la situation préférable pour lui. Et il ajoute : les salariés de Marks & Spencer auraient dû s'apercevoir à temps que leurs salaires extravagants ne permettaient pas de verser 2 milliards de livres sterlings aux actionnaires d'ici mars 2002 et une «prime de performance» d'un million d'euros au PDG, assortie de 15 millions d'euros de stocks-options. Quant aux salariés de Danone, quelle myopie ! Ne pas voir que 4,7 milliards de francs de profits en 2000 étaient encore insuffisants. 4 000 licenciements d'un côté et 1 700 de l'autre sont la sentence rendue par le marché mondial.

La pollution submerge nos côtes, envahit nos campagnes et étouffe nos villes ? L'économiste standard a une réponse. La pollution, dit-il, est semblable au chômage qui, d'ailleurs, est une sorte de pollution sociale. Si le pollueur pollue sans retenue, il occasionne une telle souffrance aux pollués que ceux-ci ont intérêt à lui racheter des droits de polluer jusqu'au moment où la souffrance supplémentaire qu'ils réussissent à faire décroître est égale au profit supplémentaire, dont on sait à quel point il fait jouir le propriétaire du capital, que celui-ci obtient en produisant salement. En ce point, pollueurs et pollués sont heureux, puisque ni les uns ni les autres ne pourraient connaître une meilleure situation que celle-là, ayant échangé librement, en partenaires égaux, les droits de polluer.

L'économiste standard, imperturbable, poursuit. Les droits de polluer sont des bons de plaisir pour le pollueur et des bons de torture pour les pollués quand ils ne les possèdent pas. Mais ces derniers, en calculateurs rationnels, ne doivent pas les racheter tous. Il faut que plaisirs et souffrances s'équilibrent : le prix que le marché fixera pour ces droits de polluer sera tel que le plaisir supplémentaire des uns soit exactement compensé par la moindre souffrance des autres. Au curieux qui demande comment l'on compare les plaisirs, le savant, irrité, répond que la variation relative des prix que les uns et les autres acceptent de payer en donne la mesure, après avoir affirmé à l'inverse que la variation relative des satisfactions devait déterminer les prix.

Néanmoins satisfait de lui, l'économiste standard a réussi à disserter sur la rationalité économique. Il a construit un monde imaginaire où tous les individus négocient librement sur un pied d'égalité : patrons de grandes firmes et salariés, barons et chômeurs, pollueurs et pollués, bourreaux et victimes. Aucun rapport de forces n'existe, tout baigne dans un univers organisé autour du contrat marchand qui gère toutes les relations humaines. Concevoir un individu coupé de toute racine collective est indispensable pour attribuer au marché sa fonction régulatrice toute-puissante. Mieux, le collectif n'existe même pas : il n'y a que des Robinsons isolés et juxtaposés. L'économiste standard insiste pour que l'Etat soit réduit au minimum et ne puisse troubler cet ensemble aussi naturel, ne vienne perturber cet édifice issu d'une volonté aussi divine que providentielle.

«Naturel» ! Le grand mot de l'économiste standard. Le sésame de son paradis intellectuel ; son fétiche. Il le murmure, l'évoque, l'invoque, le proclame, le chuchote. Extase de l'économiste standard : tout est naturel dans l'économie. Le droit de propriété d'abord. Propriété des biens et surtout du capital. Comment le capital s'est-il concentré ? Naturellement, puisque certains hommes sont fourmis et d'autres cigales. Pourquoi le capital cherche-t-il à s'emparer de ce qui n'appartient à personne et qui était donc jusqu'à présent le bien commun de l'humanité : l'eau, le génome du vivant, le savoir ? Parce que la nature ne peut être échangée, avoir un prix, si elle n'est appropriée ; et, comme l'échange marchand est naturel et fonde la société, alors tout doit être marchandisé, même la nature, à laquelle sera ainsi conféré un statut vraiment naturel.

La nature ne connaît qu'une règle, professe l'économiste standard : le fort mange le faible. La concurrence économique est aussi naturelle que la lutte des espèces pour leur survie. Point besoin de règles sociales qui empêcheraient l'eugénisme et la sélection naturelle. Point besoin de droit du travail puisque le contrat individuel suffit. Point besoin de sécurité sociale puisque les assurances assurent ceux que la sélection naturelle a autorisé à vivre. Point besoin de retraites puisque les assurances assurent ceux qui ont les moyens de s'assurer, qui sont ceux que la sélection naturelle etc.

Les solutions qui ont prévalu en occident depuis deux siècles sont éprouvées. Il convient donc de les étendre à tous les peuples de la terre. Si les traditions de ceux-ci freinent l'application des lois naturelles et universelles, quelques plans d'ajustement structurel mettront ces peuples à genoux, qui cesseront toute résistance et comprendront enfin que résistance rime avec souffrance et désir de consommer avec plaisir. Les propriétaires fonciers qui trustent la terre la trustent en vertu d'un droit naturel. Les Sans-Terre le sont naturellement, et, s'ils luttent, un coup de feu providentiel les rendra à leur condition naturelle de mortel. S'ils en réchappent, ils pourront vendre sur le marché mondial leur sac de riz ou de blé au même prix que celui apporté par le céréalier américain ou européen, produit intensivement et aidé par des subventions aussi naturelles que les catastrophes.

L'économiste standard a ainsi conçu un discours sur l'économie qui fait de celle-ci une entité séparée du réel. Du réel, fait de relations sociales, de rapports sociaux, de conflits, d'intérêts contradictoires, de passions irraisonnées, de recherches désintéressées, de calculs sordides et aussi d'actes gratuits, il ne reste qu'un calcul optimisateur. Non seulement l'économiste standard pense l'économie comme détachée du réel, mais il impose une image du réel simple décalque de son économie imaginaire parfaitement rationnelle. Moins la société – ensemble d'institutions, de régulations, de lieux de socialisation, de repères d'identification – existe, plus l'individu est atomisé et soumis à la loi, bien entendu naturelle, du marché, qui, une fois créé, se débarrasse de sa matrice, la société, en subordonnant tout à la rationalité de la rentabilité.

Par la violence de son déni de réalité, l'élucubration de l'économiste standard a une portée idéologique puissante. En effet, si l'économie fonctionne selon des lois naturelles, toute action politique pour orienter l'évolution de la société est inutile et, de surcroît, vouée à l'échec. Pis, elle ne pourrait qu'occasionner des souffrances que le marché nous évite spontanément. L'économiste standard a ainsi respecté le cahier des charges imposé par son commanditaire, le capital, qui avait passé commande d'une vision libérale de la société.

L'économiste standard s'est exécuté et il nage dans le bonheur : il est récompensé par quelque gratification symbolique, par une flatterie médiatique, par une promotion de librairie, par une nomination à quelque chaire ou présidence d'office conjoncturel, ou par un oscar (nominé n'est qu'un premier grade) réservé aux plus serviles.

Que peut faire l'économiste aux pieds nus face au degré zéro de la pensée de l'économiste standard, face à la sous-philosophie d'une discipline qui n'a plus rien d'une économie politique et qui n'est que la codification des intérêts des possédants ? En paraphrasant une phrase de Marx, disons que les économistes standards n'ont fait que falsifier le monde. Il s'agit maintenant de le donner à voir en adoptant le point de vue des damnés de la terre, de ceux qui souffrent, de ceux qui subissent le «mépris social» (2), qui auront alors quelque chance de le transformer.


Jean-Marie Harribey
© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]

(1) L. Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux, Raisons d'agir, 2000.
(2) E. Renault, Mépris social, Editions du Passant, 2000.

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