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Les Racines du Mal
16 août 2004

Suicide et liberté

Le suicide est un défi. Un défi posé tant au sens commun, soucieux de retarder l’échéance, qu’au sens moral, pour qui la vie est un bien sacré. C’est aussi un affront social : devant le suicidé, la communauté se sent quelque peu coupable de n’avoir pu dissuader le suicidaire, ou du moins, de n’avoir pu lui assurer ce bonheur béat dont le commun se contente jusqu’à la mort naturelle.

Acte de violence, le suicide ébranle nos certitudes et nous met face, malgré nous, à la question lancinante du sens de notre vie et de notre mort. La philosophie est l’apprentissage de la mort, assurait Montaigne, à la suite des stoïciens. Avec Cioran, j’affirmerais volontiers que la pensée suicidaire aide à supporter la vie : au plus profond de mon malheur, je sais qu’il me reste toujours la liberté d’en finir. Ce geste, je le reporte d’heure en heure, tout me sachant libre de décider de sorte que jour après jour, année après année, je parcours tranquillement mon chemin vers mon destin. En tout état de cause, la pensée du suicide - comme possibilité d’achèvement d’une vie accomplie - m’accompagne et me soutient à sa manière, comme un aiguillon de la pensée. Elle est une incitation à remettre au chantier le travail nécessairement inachevé du sens.

Mais cette liberté du suicide est-elle réelle ? En considérant le geste lucide du suicidaire qui, en dehors de toute pathologie, achève délibérément sa vie, nous serions enclins à voir en lui le héros d’une lutte implacable contre le destin. Après tout décider librement de l’heure de notre mort n’est-il pas la meilleure manière d’affirmer notre humanité ? La bête, elle, obéit à l’instinct de conservation, l’homme quant à lui, peut le contrôler et s’offrir délibérément à la Faucheuse. Le suicide serait donc le dernier geste libre possible, l’ultime révolte contre le destin.

Mais pour penser la liberté du geste suicidaire nous devrions tenter de définir cette notion de liberté. Cette dernière est indissociable de l’existence dans laquelle elle y introduit une part d’indétermination, de contingence. L’acte libre est l’acte qui aurait pu ne pas être. Mais la contingence ne suffit à pas à cerner la totalité de la liberté. Nos actes sont libres mais ils ne sont pas aléatoires, du moins nous l’espérons. Se livrer au hasard est d’ailleurs l’indice d’une démission de la volonté : on joue à pile ou face lorsque l’on ne veut décider et l’on s’en remet à ces causalités indicernables qui déterminent la retombée de la pièce. L’acte libre garde donc tout au moins une part de rationalité. Certes on pourrait penser que la liberté totale serait accomplie dans une gratuité du geste échappant à toute rationalisation consciente, mais cette irrationnalité même peut prendre sens dans une économie des pulsions et de l’inconscient.

Il faut penser la liberté dans ses connections avec la donation du sens.

Tel qu’il nous est donné, le monde peut apparaître comme une succession d’événements contingents, dont la causalité n’est pas immédiatement intelligible. L’appréhension du monde, que le sens commun donne pour être une reproduction mentale des événements, est en fait une reconstruction cognitive, une donation empirique de sens, dont on ne peut même plus être certain qu’il repose sur des a-priori catégoriques... Le vivant met en oeuvre une stratégie de survie, de reconnaissance et de prévision des événements, à travers l’expérience de la corrélation, des liens de causalité lui permettant d'opérer les déductions nécessaires à la préservation de soi.

Un état de liberté totale supposerait que l’acte non encore accompli soit contingence pure ; qu’il puisse à chaque instant ne pas être signifie qu’aucun lien de causalité, donc de nécessité, ne puisse être établi d’un événement à l’autre.

Le monde devient, en même temps que notre vie, chaos... mais le surgissement de l’aléatoire signifie-t-il autre chose qu’une méconnaissance des chaînes causales, qui deviennent, à notre échelle, imperceptibles ? Affirmer que tel jeu relève du hasard revient en fait à reconnaître notre incapacité, du fait des limitations de notre corps et de ses prolongements techniques, à percevoir, appréhender, calculer l’infinité des déterminations qui lient l’événement initial à sa conséquence. Le jet de dés est, à l’échelle infinitésimal, un acte de pure déterminisme mécanique, il n’empêche que les dés symbolisent toujours le hasard. Ainsi donc ce qui peut paraître pure contingence et nous donne l’illusion de la gratuité de nos gestes efface la conscience de ces déterminations plus imperceptibles qu’inintelligibles.

Le suicide comme acte libre est donc illusion... le monde dicte sa loi, et dans le monde, le corps - notre corps - impose son fardeau. Admettons cependant que ledit corps fait acte de résistance. A laisser libre cours à l’aléatoire brownien de nos particules, nous serions réduits à témoigner par la décomposition de notre cadavre de la validité universelle de la seconde loi de la thermodynamique... tout ce qui ne résiste pas au chaos meurt et cette résistance requiert cette énergie que le vivant puise dans la matière et la lumière.

Loin d’être une ouverture béate à la physis, l’être-au-monde - le Dasein - se ramasse sur lui-même dans un mouvement constant de résistance à l’altérité. L’autonomie du corps conscient requiert cet effort ininterrompu, elle résulte d’un combat inégal qui nous met en prise à la fois à la physis et au temps. Notre rapport au monde est un enracinement, par lequel nous puisons au coeur de la matière à la fois le matériau et l’énergie qui permet à notre corps d’acquérir et de conserver son autonomie. Mais l’autonomie du vivant, que l’on assimile à une production de soi, rencontre par ailleurs la physis comme obstacle : si le monde nous fournit le terreau de notre vie, il oppose à notre homéostasie son inertie et sa négativité. Illusion que celle d’une liberté absolue, qui ne s’appuierait que sur elle-même.

Si l’on considère la liberté comme étant la capacité de déterminer ses propres actes, on est bien forcé d’admettre que cette liberté se réduit à la connaissance des actions possibles. La maîtrise de soi requiert à la maîtrise du monde ou du moins la capacité d’user du monde en fonction de ses besoins propres. Ce qui suppose une relation frontale avec le réel, un rapport d’interdépendance mêlée étroitement à l’autonomie rendue possible par la conscience du monde et la conscience de soi. La liberté se conjugue donc avec l’aliénation. Certes non avec l’aliénation totale, qui dépossède du monde et de soi - précisément cette aliénation à laquelle succombe le suicidaire voulant y échapper - mais avec cette négativité réciproque qui conditionne à la fois notre étance et celle du monde, celle d’autrui.

L’altérité du monde est le miroir ou l’écho de notre propre altérité, ainsi nous inscrivons notre existence dans le champs clos de notre finitude dont la conscience se conjugue avec celle de la temporalité, de l’historicité de nos actes inscrits dans le réseau resserré de nos mémoires et de nos anticipations, et avec cette lancinante interrogation : pourquoi continuer à vivre ? Si la mort nous apparaît inéluctable, la vie - notre vie - est pure contingence et, avec cette contingence, surgit le sens de la vie, non pas comme solution, mais comme problème. L’être conscient de sa finitude se soucie donc, de lui-même, du monde, de son destin, de la mort : la pensée du pourquoi-vivre se poursuit dans celle du pourquoi-ne-pas-mourir. Le suicide, alternative de chaque instant, émerge comme le lieu géométrique de notre souci de l’être en tant qu’elle manifeste au coeur de notre présence au monde la négativité essentielle de notre existence.

En toute liberté, nous ne pouvons pas ne pas être. L’existence nous est donnée et non décidée. Ce constat se trouve être à la base de la condamnation morale du suicide selon laquelle la liberté humaine ne peut outrepasser le devoir de suivre jusqu’au bout le parcours qui nous est assigné. Il n’est pas de mon propos de réitérer un tel jugement : à mes yeux, si le suicide pose effectivement un problème moral, notamment celui de la responsabilité face aux survivants, il échappe, par sa nature, à toute condamnation que l’on ne pourrait porter qu’aux vivants.

Le choix d’une mort volontaire n’est pas insensé, il a sa raison d’être, que l’on peut chercher dans un état du corps, une disposition physiologique qui altère notre vouloir-vivre. C’est en l’occurrence en l’explication médicale, neuro-psychologique, que l’on pourra trouver une réponse. Dans cette perspective, l’acte suicidaire ne peut être libre puisqu’il résulte d’une détermination physiologique, un état cérébral, indépendant de notre volonté. Est-ce dire que le suicidaire, ou plus généralement, le dépressif tenté par la mort volontaire, ne dispose d’aucune liberté ? L’aboulie, pour être traitée, requiert la présence d’un tiers, de l’autre qui, en réponse à l’inertie que nous manifestons, formule l’injonction thérapeutique. Le malade recouvrera son autonomie, éventuellement par le biais d’un traitement médicamenteux capable d’agir sur les fonctions cérébrales, à l’instar d’un esclave qu’autrui libère de ses chaînes... Il est vain dans ces circonstances de parler de liberté, voire de volonté, en la circonstance : la libido moriendi n’est qu’une des multiples formes des servitudes qu’imposent la maladie au corps. Mais le suicide qui nous préoccupe ne relève pas de l’état dépressif, il est supposé libre, lucide et volontaire. Il y a pourtant un paradoxe fondamental : si l’action médicamenteuse involontaire permet à l’aboulique de recouvrer son autonomie, l’acte suicidaire volontaire entraîne quant à elle la perte de cette autonomie.

C’est une illusion de penser le suicide comme une rupture de contrat : entre le monde et moi, il n’est aucune convention, qui ne peut exister qu’entre partenaires libres, autonomes et égaux. Or, entre le monde (qui nous englobe et que nous englobons de notre conscience) et nous, il ne peut qu’ un jeu de déterminations réciproques, un lien physique dont il faut connaître les lois, pour s’en jouer et déjouer les ruses du monde.

En fait le suicidaire n’agit pas, il baisse sa garde, éventuellement en retournant contre lui les armes qu’il dressait contre le monde. Le suicidaire se donne ainsi au monde acceptant, délibérément, sa défaite absolue. Perdant son autonomie, se fait monde, devient partie intégrante de la physis, se dissous dans la totalité. On ne peut plus, parler en l’occurrence, de liberté puisque à ce face-à-face où se dessine la conflictualité des échanges matériels, énergétiques et informationnels rendue possible par l’altérité, se substitue l’identification totale à la physis, à avec elle, la dissolution du moi.

Il est cependant une objection possible : l’autonomie du vivant, notre identité, notre volonté, notre vie elle-même en ce qu’elle nous aliène du monde, serait illusion. En renonçant à vivre, on abolirait cette vanité pour pénétrer dans cet au-delà supposé seul valoir la totalité d’une vie. Il est vain de répondre à cette objection parce que de son fondement, le concept d’au-delà, il est impossible de rien savoir. La sortie de l’existence débouche en tout état de cause sur l’inconnu, et plus que probablement, sur rien dont nous puissions dire quelque chose. Ce n’est certes pas la souffrance infernale qui attend le suicidé, ni même le paradis ; seul le silence pour l’éternité l’accueille, c’est à dire l’abolition de toute souffrance, de toute illusion, de toute conscience aussi... la réalité du monde, quant à elle, reste, mais pour les vivants...

Patrice Deramaix

 © P. Deramaix http://membres.lycos.fr/patderam/index.htm

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