Suicide et liberté
Le suicide est un défi. Un défi posé tant au sens commun, soucieux de retarder léchéance, quau sens moral, pour qui la vie est un bien sacré. Cest aussi un affront social : devant le suicidé, la communauté se sent quelque peu coupable de navoir pu dissuader le suicidaire, ou du moins, de navoir pu lui assurer ce bonheur béat dont le commun se contente jusquà la mort naturelle.
Acte de violence, le suicide ébranle nos certitudes et nous met face, malgré nous, à la question lancinante du sens de notre vie et de notre mort. La philosophie est lapprentissage de la mort, assurait Montaigne, à la suite des stoïciens. Avec Cioran, jaffirmerais volontiers que la pensée suicidaire aide à supporter la vie : au plus profond de mon malheur, je sais quil me reste toujours la liberté den finir. Ce geste, je le reporte dheure en heure, tout me sachant libre de décider de sorte que jour après jour, année après année, je parcours tranquillement mon chemin vers mon destin. En tout état de cause, la pensée du suicide - comme possibilité dachèvement dune vie accomplie - maccompagne et me soutient à sa manière, comme un aiguillon de la pensée. Elle est une incitation à remettre au chantier le travail nécessairement inachevé du sens.
Mais cette liberté du suicide est-elle réelle ? En considérant le geste lucide du suicidaire qui, en dehors de toute pathologie, achève délibérément sa vie, nous serions enclins à voir en lui le héros dune lutte implacable contre le destin. Après tout décider librement de lheure de notre mort nest-il pas la meilleure manière daffirmer notre humanité ? La bête, elle, obéit à linstinct de conservation, lhomme quant à lui, peut le contrôler et soffrir délibérément à la Faucheuse. Le suicide serait donc le dernier geste libre possible, lultime révolte contre le destin.
Mais pour penser la liberté du geste suicidaire nous devrions tenter de définir cette notion de liberté. Cette dernière est indissociable de lexistence dans laquelle elle y introduit une part dindétermination, de contingence. Lacte libre est lacte qui aurait pu ne pas être. Mais la contingence ne suffit à pas à cerner la totalité de la liberté. Nos actes sont libres mais ils ne sont pas aléatoires, du moins nous lespérons. Se livrer au hasard est dailleurs lindice dune démission de la volonté : on joue à pile ou face lorsque lon ne veut décider et lon sen remet à ces causalités indicernables qui déterminent la retombée de la pièce. Lacte libre garde donc tout au moins une part de rationalité. Certes on pourrait penser que la liberté totale serait accomplie dans une gratuité du geste échappant à toute rationalisation consciente, mais cette irrationnalité même peut prendre sens dans une économie des pulsions et de linconscient.
Il faut penser la liberté dans ses connections avec la donation du sens.
Tel quil nous est donné, le monde peut apparaître comme une succession dévénements contingents, dont la causalité nest pas immédiatement intelligible. Lappréhension du monde, que le sens commun donne pour être une reproduction mentale des événements, est en fait une reconstruction cognitive, une donation empirique de sens, dont on ne peut même plus être certain quil repose sur des a-priori catégoriques... Le vivant met en oeuvre une stratégie de survie, de reconnaissance et de prévision des événements, à travers lexpérience de la corrélation, des liens de causalité lui permettant d'opérer les déductions nécessaires à la préservation de soi.
Un état de liberté totale supposerait que lacte non encore accompli soit contingence pure ; quil puisse à chaque instant ne pas être signifie quaucun lien de causalité, donc de nécessité, ne puisse être établi dun événement à lautre.
Le monde devient, en même temps que notre vie, chaos... mais le surgissement de laléatoire signifie-t-il autre chose quune méconnaissance des chaînes causales, qui deviennent, à notre échelle, imperceptibles ? Affirmer que tel jeu relève du hasard revient en fait à reconnaître notre incapacité, du fait des limitations de notre corps et de ses prolongements techniques, à percevoir, appréhender, calculer linfinité des déterminations qui lient lévénement initial à sa conséquence. Le jet de dés est, à léchelle infinitésimal, un acte de pure déterminisme mécanique, il nempêche que les dés symbolisent toujours le hasard. Ainsi donc ce qui peut paraître pure contingence et nous donne lillusion de la gratuité de nos gestes efface la conscience de ces déterminations plus imperceptibles quinintelligibles.
Le suicide comme acte libre est donc illusion... le monde dicte sa loi, et dans le monde, le corps - notre corps - impose son fardeau. Admettons cependant que ledit corps fait acte de résistance. A laisser libre cours à laléatoire brownien de nos particules, nous serions réduits à témoigner par la décomposition de notre cadavre de la validité universelle de la seconde loi de la thermodynamique... tout ce qui ne résiste pas au chaos meurt et cette résistance requiert cette énergie que le vivant puise dans la matière et la lumière.
Loin dêtre une ouverture béate à la physis, lêtre-au-monde - le Dasein - se ramasse sur lui-même dans un mouvement constant de résistance à laltérité. Lautonomie du corps conscient requiert cet effort ininterrompu, elle résulte dun combat inégal qui nous met en prise à la fois à la physis et au temps. Notre rapport au monde est un enracinement, par lequel nous puisons au coeur de la matière à la fois le matériau et lénergie qui permet à notre corps dacquérir et de conserver son autonomie. Mais lautonomie du vivant, que lon assimile à une production de soi, rencontre par ailleurs la physis comme obstacle : si le monde nous fournit le terreau de notre vie, il oppose à notre homéostasie son inertie et sa négativité. Illusion que celle dune liberté absolue, qui ne sappuierait que sur elle-même.
Si lon considère la liberté comme étant la capacité de déterminer ses propres actes, on est bien forcé dadmettre que cette liberté se réduit à la connaissance des actions possibles. La maîtrise de soi requiert à la maîtrise du monde ou du moins la capacité duser du monde en fonction de ses besoins propres. Ce qui suppose une relation frontale avec le réel, un rapport dinterdépendance mêlée étroitement à lautonomie rendue possible par la conscience du monde et la conscience de soi. La liberté se conjugue donc avec laliénation. Certes non avec laliénation totale, qui dépossède du monde et de soi - précisément cette aliénation à laquelle succombe le suicidaire voulant y échapper - mais avec cette négativité réciproque qui conditionne à la fois notre étance et celle du monde, celle dautrui.
Laltérité du monde est le miroir ou lécho de notre propre altérité, ainsi nous inscrivons notre existence dans le champs clos de notre finitude dont la conscience se conjugue avec celle de la temporalité, de lhistoricité de nos actes inscrits dans le réseau resserré de nos mémoires et de nos anticipations, et avec cette lancinante interrogation : pourquoi continuer à vivre ? Si la mort nous apparaît inéluctable, la vie - notre vie - est pure contingence et, avec cette contingence, surgit le sens de la vie, non pas comme solution, mais comme problème. Lêtre conscient de sa finitude se soucie donc, de lui-même, du monde, de son destin, de la mort : la pensée du pourquoi-vivre se poursuit dans celle du pourquoi-ne-pas-mourir. Le suicide, alternative de chaque instant, émerge comme le lieu géométrique de notre souci de lêtre en tant quelle manifeste au coeur de notre présence au monde la négativité essentielle de notre existence.
En toute liberté, nous ne pouvons pas ne pas être. Lexistence nous est donnée et non décidée. Ce constat se trouve être à la base de la condamnation morale du suicide selon laquelle la liberté humaine ne peut outrepasser le devoir de suivre jusquau bout le parcours qui nous est assigné. Il nest pas de mon propos de réitérer un tel jugement : à mes yeux, si le suicide pose effectivement un problème moral, notamment celui de la responsabilité face aux survivants, il échappe, par sa nature, à toute condamnation que lon ne pourrait porter quaux vivants.
Le choix dune mort volontaire nest pas insensé, il a sa raison dêtre, que lon peut chercher dans un état du corps, une disposition physiologique qui altère notre vouloir-vivre. Cest en loccurrence en lexplication médicale, neuro-psychologique, que lon pourra trouver une réponse. Dans cette perspective, lacte suicidaire ne peut être libre puisquil résulte dune détermination physiologique, un état cérébral, indépendant de notre volonté. Est-ce dire que le suicidaire, ou plus généralement, le dépressif tenté par la mort volontaire, ne dispose daucune liberté ? Laboulie, pour être traitée, requiert la présence dun tiers, de lautre qui, en réponse à linertie que nous manifestons, formule linjonction thérapeutique. Le malade recouvrera son autonomie, éventuellement par le biais dun traitement médicamenteux capable dagir sur les fonctions cérébrales, à linstar dun esclave quautrui libère de ses chaînes... Il est vain dans ces circonstances de parler de liberté, voire de volonté, en la circonstance : la libido moriendi nest quune des multiples formes des servitudes quimposent la maladie au corps. Mais le suicide qui nous préoccupe ne relève pas de létat dépressif, il est supposé libre, lucide et volontaire. Il y a pourtant un paradoxe fondamental : si laction médicamenteuse involontaire permet à laboulique de recouvrer son autonomie, lacte suicidaire volontaire entraîne quant à elle la perte de cette autonomie.
Cest une illusion de penser le suicide comme une rupture de contrat : entre le monde et moi, il nest aucune convention, qui ne peut exister quentre partenaires libres, autonomes et égaux. Or, entre le monde (qui nous englobe et que nous englobons de notre conscience) et nous, il ne peut qu un jeu de déterminations réciproques, un lien physique dont il faut connaître les lois, pour sen jouer et déjouer les ruses du monde.
En fait le suicidaire nagit pas, il baisse sa garde, éventuellement en retournant contre lui les armes quil dressait contre le monde. Le suicidaire se donne ainsi au monde acceptant, délibérément, sa défaite absolue. Perdant son autonomie, se fait monde, devient partie intégrante de la physis, se dissous dans la totalité. On ne peut plus, parler en loccurrence, de liberté puisque à ce face-à-face où se dessine la conflictualité des échanges matériels, énergétiques et informationnels rendue possible par laltérité, se substitue lidentification totale à la physis, à avec elle, la dissolution du moi.
Il est cependant une objection possible : lautonomie du vivant, notre identité, notre volonté, notre vie elle-même en ce quelle nous aliène du monde, serait illusion. En renonçant à vivre, on abolirait cette vanité pour pénétrer dans cet au-delà supposé seul valoir la totalité dune vie. Il est vain de répondre à cette objection parce que de son fondement, le concept dau-delà, il est impossible de rien savoir. La sortie de lexistence débouche en tout état de cause sur linconnu, et plus que probablement, sur rien dont nous puissions dire quelque chose. Ce nest certes pas la souffrance infernale qui attend le suicidé, ni même le paradis ; seul le silence pour léternité laccueille, cest à dire labolition de toute souffrance, de toute illusion, de toute conscience aussi... la réalité du monde, quant à elle, reste, mais pour les vivants...
Patrice Deramaix
© P. Deramaix http://membres.lycos.fr/patderam/index.htm