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Les Racines du Mal
3 août 2004

Rencontres avec le suicide

On ne se tue que si, par quelques côtés, on a toujours été en dehors de tout. Il s'agit d'une inappropriation originelle dont on peut n'être pas conscient. Qui est appelé à se tuer n'appartient que par accident à ce monde-ci ; il ne relève au fond d'aucun monde.  On n'est pas prédisposé, on est prédestiné au suicide, on y est voué avant toute déception, avant toute expérience : le bonheur y pousse autant que le malheur, il y pousse même davantage, car amorphe, improbable, il exige un effort d'adaptation exténuant, alors que le malheur offre la sécurité et la rigueur d'un rite. Il est des nuits où l'avenir s'abolit, où de tous ses instants, seul subsiste celui que nous choisirons pour n'être plus.  "J'en ai assez d'être moi", se répète-t-on quand on aspire à se fuir ; et lorsqu'on se fuit irrévocablement, l'ironie veut que l'on commette un acte où l'on se retrouve, où l'on devient soudain totalement soi. La fatalité à laquelle on a voulu échapper, on y retombe l'instant qu'on se tue, le suicide n'étant que le triomphe, que la fête de cette fatalité. Plus je vais, plus je vois s'amenuiser mes chances de me traîner d'un jour à l'autre. À vrai dire, il en a toujours été ainsi : je n'ai pas vécu dans le possible mais dans l'inconcevable. Ma mémoire entasse des horizons effondrés.  Il existe en nous une tentation, plutôt qu'une volonté, de mourir. Car s'il nous était donné de vouloir la mort, qui n'en profiterait dès la première contrariété ? Un autre empêchement joue encore : l'idée de se tuer paraît incroyablement neuve à celui qui en est possédé ; il s'imagine donc exécuter un acte sans précédent ; cette illusion l'occupe et le flatte, et lui fait perdre un temps précieux. Le suicide est un accomplissement brusque, une délivrance fulgurante : c'est le nirvâna par la violence. Le fait si simple de regarder un couteau et de comprendre qu'il ne dépend que de vous d'en faire un certain usage, vous donne une sensation de souveraineté qui tourne à la mégalomanie. Puisque ma mission est de souffrir, je ne comprends pas pourquoi j'essaie d'imaginer mon sort autrement, encore moins pourquoi je me mets en colère contre des sensations. Car toute souffrance n'est que cela, à ses débuts et à sa fin en tout cas. Au milieu, c'est entendu, elle est un peu plus : un univers. Cette fureur en pleine nuit, ce besoin d'une ultime explication avec soi, avec les éléments. D'un coup, le sang s'anime, on tremble, on se lève, on sort, on se répète qu'il n'y a plus aucune raison de tergiverser, de différer : cette fois-ci, ce sera tout de bon. À peine est-on dehors, un imperceptible apaisement. On avance pénétré du geste qu'on va accomplir, de la mission qu'on s'est arrogée. Un rien d'exultation se substitue à la fureur lorsqu'on se dit qu'on est enfin parvenu au terme, que l'avenir se réduit à quelques minutes, à une heure tout au plus et qu'on a décrété, de sa propre autorité, la suspension de l'ensemble des instants. Vient ensuite l'impression rassurante que vous inspire l'absence du prochain. Tous dorment. Comment abandonner un monde où l'on peut encore être seul ? Cette nuit, qui devait être la dernière, on n'arrive pas à s'en séparer, on ne conçoit pas qu'elle puisse s'évanouir. Et on voudrait la défendre contre le jour qui la sape et bientôt la submerge. Si on pouvait changer de nature, devenir n'importe qui, on ferait d'emblée partie des élus. Comme la métamorphose est irréalisable, on s'agrippe à la Prédestination, vocable magique s'il en fut. Rien que de le prononcer, on a la sensation d'avoir dépassé le stade des interrogations et des perplexités, et trouvé enfin la clef de toute impasse. Quand on ressent l'envie d'en finir, qu'elle soit faible ou forte, on est porté à y réfléchir, à l'expliquer, à se l'expliquer. On y est porté du reste bien plus quand elle est faible, car, trop intense, elle envahit l'esprit et ne lui laisse ni espace ni loisir pour la considérer ou l'esquiver. Attendre la mort, c'est la subir, c'est la ravaler au rang d'un processus, c'est se résigner à un dénouement dont on ignore la date, le mode et le décor. On est loin de l'acte absolu. Rien de commun entre l'obsession du suicide et le sentiment de la mort, - j'entends ce sentiment profond, constant, d'une fin en soi, d'une fatalité de périr comme telle, inséparable d'un arrière-plan cosmique et indépendante de ce drame du moi, au centre de toute forme d'autodestruction. La mort n'est pas nécessairement ressentie comme délivrance ; le suicide délivre toujours : il est summum, il est paroxysme de salut. On devrait par décence choisir soi-même le moment de disparaître. Il est avilissant de s'éteindre comme on s'éteint, il est intolérable d'être exposé à une fin sur laquelle on ne peut rien, qui vous guette, vous abat, vous précipite dans l'innommable. Peut-être le moment viendra-t-il où la mort naturelle sera tout à fait déconsidérée, où l'on enrichira les catéchismes d'une formule nouvelle: "Dispensez-nous, Seigneur, la faveur et la force d'en finir, la grâce de nous effacer à temps." La conspiration millénaire contre le suicide est cause de l'encombrement et de la sclérose des sociétés. Il nous appartient d'apprendre à nous détruire au bon moment, à courir allègrement vers notre spectre. Tant que nous ne nous y résoudrons pas, nous mériterons nos humiliations. Quand on a épuisé sa raison d'être, il est odieux de s'obstiner. Mais c'est bien l'indignité de la mort naturelle que l'on aperçoit, de quelque côté que l'on regarde. "En retrouvant, après plusieurs années, une personne que l'on a connue enfant, le premier regard fait presque toujours supposer que quelque grand malheur a dû la frapper" (Leopardi). Durer, c'est s'amoindrir : l'existence est perte d'être. Puisque nul ne disparaît quand il le faudrait, on devrait rappeler à l'ordre quiconque se survit, l'encourager et, au besoin, l'aider à écourter ses jours. À partir d'un moment donné, persévérer, c'est consentir à déchoir. Mais comment être certain de son déclin ? Ne peut-on pas se méprendre sur les symptômes ? La conscience de déchoir n'implique-t-elle pas une supériorité sur sa déchéance ? Et, dans ce cas, est-on encore déchu ? Comment, encore une fois, savoir qu'on a commencé à dégringoler, comment déterminer ce moment ? - L'erreur est sans doute possible mais elle n'importe guère puisque, de toutes manières, on ne meurt jamais à temps. On va à la dérive, et c'est seulement lorsqu'on coule que l'on s'avoue épave. Et il est trop tard alors pour sombrer de son propre gré. Cela fait du bien de penser qu'on va se tuer. Point de sujet plus reposant : dès qu'on l'aborde, on respire. Méditer sur lui rend presque aussi libre que l'acte même. Plus je suis en marge des instants, plus la perspective de m'en abstraire à jamais me réincorpore à l'existence, me met de plain-pied avec les vivants, me confère une espèce d'honorabilité. Cette perspective, dont je ne puis me passer, m'a tiré de tous mes abattements, elle m'a permis surtout de traverser ces époques où je n'avais nul grief contre personne, où j'étais comblé. Sans son secours, sans l'espoir qu'elle dispense, le paradis me paraîtrait le pire des supplices. Combien de fois ne me suis-je pas dit que, sans l'idée du suicide, on se tuerait sur-le-champ ! L'esprit dont elle s'empare, la choie, l'idolâtre, en attend des miracles. Tel un homme en train de se noyer qui se cramponnerait à l'idée du naufrage.  II y a autant de raisons de se supprimer que de raisons de continuer, avec cette différence toutefois que ces dernières ont plus d'ancienneté et de solidité ; elles pèsent plus lourd que les autres parce qu'elles se confondent avec nos origines, alors que les premières, fruits de l'expérience, étant nécessairement plus récentes, sont à la fois plus pressantes et plus incertaines. Le même qui dit : "Je n'ai pas le courage de me tuer", taxera, l'instant d'après, de lâcheté un exploit devant lequel les plus vaillants reculent. On se tue, ne cesse-t-on de répéter, par faiblesse, pour n'avoir pas à affronter la douleur ou la honte. Seulement on ne voit pas que ce sont les faibles précisément qui, loin d'essayer d'y échapper, s'en accommodent au contraire et qu'il faut de la vigueur pour s'en arracher d'une manière décisive. À la vérité, il est plus aisé de se tuer que de vaincre un préjugé aussi ancien que l'homme, ou tout au moins que les religions, si tristement imperméables au geste suprême. Tant que l'Eglise sévissait, l'aliéné seul jouissait d'un régime de faveur, lui seul avait le droit d'attenter à ses jours : son cadavre n'était pas profané ni pendu. Entre le stoïcisme antique et la " libre pensée " moderne, entre, mettons, Sénèque et Hume, le suicide subit, l'intermède cathare mis à part, une longue éclipse, - âge sombre en effet pour tous ceux qui, voulant mourir, n'osaient enfreindre l'interdiction de se donner la mort. Les infirmités qu'on a observées et analysées, perdent de leur gravité et de leur force; une fois scrutées, on les supporte mieux. La tristesse exceptée. La part de jeu qui entre dans la mélancolie, elle en est exempte ; intransigeante, intraitable, elle ignore la fantaisie et le caprice. Avec elle, point d'échappatoire ni de coquetterie. Et on a beau en parler et la commenter, elle ne diminue ni n'augmente. Elle est. Celui qui n'a jamais envisagé de se tuer s'y décidera bien plus promptement que celui qui ne cesse d'y penser. Tout acte crucial étant plus facile à accomplir par irréflexion que par examen, l'esprit vierge de suicide, une fois qu'il s'y sent poussé, n'aura aucune défense contre cette impulsion subite ; il sera aveuglé et secoué par la révélation d'une issue définitive, qu'il n'avait pas considérée auparavant ; - alors que l'autre pourra toujours retarder un geste qu'il a indéfiniment pesé et repesé, qu'il connaît à fond et auquel il se résoudra sans passion, s'il s'y résout jamais.  Les horreurs dont l'univers regorge font partie intégrante de sa substance ; sans elles, il cesserait physiquement d'exister. En tirer les dernières conséquences, ce n'est pas là commettre un "beau" suicide. Seul mérite l'épithète celui qui surgit de rien, sans motif apparent, "sans raison" : le suicide pur. C'est lui - défi à toutes les majuscules - qui humilie, qui écrase Dieu, la Providence et jusqu'au Destin. On ne se tue pas, comme on le pense communément, dans un accès de démence mais bien dans un accès d'insupportable lucidité, dans un paroxysme qui peut, si on y tient, être assimilé à la folie, car une clairvoyance excessive, poussée jusqu'à la limite et dont on voudrait se débarrasser à tout prix, dépasse le cadre de la raison. Le moment culminant de la décision ne témoigne malgré tout d'aucun obscurcissement : les idiots ne se tuent pratiquement jamais ; mais on peut se tuer par peur, par pressentiment de l'idiotie. L'acte même se confond alors avec le dernier sursaut de l'esprit qui se ressaisit, qui rassemble tous ses pouvoirs, toutes ses facultés, avant de s'annuler. Au seuil de l'ultime défaite, il se prouve à lui-même qu'il n'est pas complètement perdu. Et il se perd, en pleine possession instantanée de tous ses moyens. Nous avons désappris l'art de nous tuer à froid. Les Anciens furent les derniers qui excellaient. Nous ne concevons plus que le suicide passionné, fiévreux, le suicide comme état inspiré; pour ce qui est du détachement, c'est en convulsionnaires que nous en rêvons. Ces sages d'avant la Croix, ils savaient rompre avec ce monde ou s'y résigner, sans drame ni lyrisme. Leur manière s'est perdue, ainsi que l'assise de leur imperturbabilité : une Providence usurpatrice vint déloger le Fatum de partout. Et nous courons le retrouver, pour y chercher un soutien, quand aucun autre ne saurait nous aider ni séduire. Il n'est rien de plus profond ni de plus incompréhensible que le Désir. C'est pour cela que l'on ne se sent vivre que lorsqu'on désespère de le détruire. Que l'on se supprime ou non, tout demeure inchangé. Mais la décision de se supprimer paraît à chacun la plus importante qui ait jamais été prise. Cela ne devrait pas être ainsi. Et pourtant cela est, et rien ne pourra prévaloir contre cette aberration ou ce mystère. N'ayant jamais coïncidé qu'avec l'intervalle qui me sépare des êtres et des choses, qu'avec le vide qui s'ouvre au milieu de chacune de mes sensations, comment ne m'étonnerais-je pas de me voir souscrire à quoi que ce soit, endosser mes propos, me rallier à mes flottements, voire à mes convictions ? Tant de naïveté m'afflige, et me rassure.  Il faut être avide d'absolu pour envisager le suicide. Mais on peut l'envisager aussi en doutant de tout. Cela se comprend : plus on cherche l'absolu, plus, par dépit de ne pouvoir y atteindre, on s'enfonce dans le doute, lequel serait l'envers d'une quête, la conclusion négative d'une grande entreprise, d'une grande passion. L'absolu est poursuite ; le doute, recul. Ce recul, poursuite à rebours, heurte, lorsqu'il ne sait pas s'arrêter, des extrémités inaccessibles à une démarche rationnelle. Il n'était au début que procédé ; le voilà vertige, comme tout ce qui chemine au-delà de soi. Avancer ou rétrograder vers des limites, sonder le fond de n'importe quoi, c'est rencontrer nécessairement la tentation de l'autodestruction.  Dans cette petite île de la Méditerranée, bien avant le jour, je faisais sur le chemin qui me conduisait vers la falaise la plus abrupte, des réflexions de concierge en vacances : j'aurais cette villa, je la peindrais en ocre, j'y ferais mettre une autre palissade, etc. Malgré mon idée, je m'agrippais à la moindre vétille : je contemplais les agaves, je lambinais, j'escamotais par des digressions l'urgence de mon propos. Un chien se mit à aboyer, puis me fit fête et me suivit. On ne peut imaginer, si on ne l'a ressenti, le réconfort que vous apporte une bête qui vient vous tenir compagnie alors que les dieux vous ont tourné le dos.  Devant un paysage anéanti par la lumière, demeurer serein suppose une trempe que je ne possède pas. Le soleil est mon fournisseur en idées noires, et l'été la saison où j'ai toujours reconsidéré mes rapports avec ce monde et avec moi-même, au plus grand dam de l'un et de l'autre.  Quand on a compris que rien n'est, que les choses ne méritent même pas le statut d'apparences, on n'a plus besoin d'être sauvé, on est sauvé, et malheureux à jamais. J'essaie - sans succès - de ne plus tirer vanité de rien. Quand j'y arrive pourtant, je sens que je n'appartiens plus au gang des mortels. Je suis alors au-dessus de tout, des dieux eux-mêmes. C'est peut-être cela la mort : une sensation de grande, d'extrême supériorité.  Jean-Paul appelle le soir le plus important de sa vie celui où il découvrit qu'il n'y avait pas de différence entre mourir le lendemain ou dans trente ans. Révélation capitale autant qu'inutile ; si on arrive de temps en temps à en saisir le bien-fondé, on répugne en revanche à en tirer les conséquences, dans l'immédiat la différence en question apparaissant à chacun comme irréductible, voire absolue : exister, c'est prouver qu'on n'a pas compris à quel point il est tout un de mourir maintenant ou n'importe quand. J'ai beau savoir que je ne suis rien, il me reste encore à m'en persuader vraiment. Quelque chose, au-dedans, refuse cette vérité dont je suis si assuré. Ce refus indique que je m'échappe en partie ; et ce qui en moi se dérobe à ma juridiction et à mon contrôle fait que je ne suis jamais certain de pouvoir disposer pleinement de moi-même. C'est ainsi qu'à rabâcher le pour et le contre du seul geste qui importe, on en vient à avoir mauvaise conscience d'être encore en vie. L'obsession du suicide est le propre de celui qui ne peut ni vivre ni mourir, et dont l'attention ne s'écarte jamais de cette double impossibilité. Tant que j'agis, je crois que ce que j'exécute comporte un "sens", autrement je ne pourrais pas l'exécuter. Dès que je cesse d'agir, et que d'agent je me trans- forme en juge, je ne retrouve plus le sens en question. À côté du moi qui suis mes entraînements, il y en a un autre (le moi du moi) qui leur est supérieur : pour lui, ce que je fais, et même ce que je suis, n'implique ni signification ni réalité : c'est comme s'il s'agissait d'événements lointains, à jamais révolus, dont nous démêlons les raisons apparentes sans en percevoir la nécessité intrinsèque. Ils auraient pu tout simplement ne pas être, tant ils nous sont extérieurs. Cette même perspective, appliquée à l'ensemble d'une existence, mène en droiture à la rumination sur l'extravagance d'être né. De la même façon, si on se demandait à propos de n'importe quel geste ce qu'il en résultera dans un an, dans dix, dans cent ou dans mille, il serait impossible de l'achever et même de l'esquisser. Tout acte suppose une vision bornée, sauf celui de se tuer, car il procède, lui, d'une vision vaste, si vaste, qu'elle rend vains et irréalisables tous les autres actes. À côté d'elle, tout est futilité et dérision. Elle seule propose une issue, je veux dire un gouffre - un gouffre libérateur.  Escompter quoi que ce soit, ici ou ailleurs, c'est fournir la preuve qu'on trame encore des chaînes. Le réprouvé aspire au paradis ; cette aspiration le rabaisse, le compromet. Être libre, c'est se débarrasser à jamais de l'idée de récompense, c'est n'attendre rien des hommes ni des dieux, c'est renoncer non seulement à ce monde et à tous les mondes mais au salut lui-même, c'est en briser jusqu'à l'idée, cette chaîne entre les chaînes. L'instinct de conservation - pur entêtement et rien d'autre -, il importe de le combattre, d'en dénoncer les ravages. On y arrivera d'autant mieux qu'on réhabilitera le suicide, qu'on en soulignera l'excellence, qu'on le rendra joyeux et accessible à tous. Acte nullement négatif, c'est lui au contraire qui rachète, qui transfigure tous les actes commis avant lui. Par le plus inexplicable des malentendus l'existence a été déclarée sacrée ; non seulement elle ne l'est pas mais elle ne vaut que dans la mesure où l'on travaille à s'en défaire. Elle est au mieux accident - un accident que petit à petit chacun convertit en fatalité. Quand on sait à quoi s'en tenir à son égard, on rougit de s'y attacher, et on s'y attache néanmoins par un long et insensible processus qui engage même les plus avertis à la prendre au sérieux. On devrait, par un processus inverse, la ramener à son état d'origine, à son insignifiance primitive. Un effort voisin du prodige y serait nécessaire : celui qui le fournirait cesserait d'être esclave ; maître de ses jours, il en arrêterait la succession quand bon lui semblerait ; son existence serait à sa discrétion ; c'est qu'elle aurait rejoint son point de départ, son statut véritable : celui d'un accident justement. Vivre tout à fait sans but ! J'ai entrevu cet état et y ai souvent atteint, sans parvenir à y demeurer : je suis trop faible pour un tel bonheur  Si ce monde émanait d'un dieu honorable, se tuer serait une audace, une provocation sans nom. Mais comme il y a tout lieu de penser qu'il s'agit de l'oeuvre d'un sous-dieu, on ne voit pas pourquoi on se gênerait. Qui ménager ? Grand profiteur de l'effacement de la foi, le suicide sera de plus en plus aisé et, par là même, moins mystérieux puisqu'il aura usé son prestige d'anathème. Piquant et méritoire jadis, il entre maintenant dans les moeurs, il gagne du terrain, et, s'il cesse d'être insolite, son avenir en revanche semble assuré. A l'intérieur de l'univers religieux, il apparaissait comme une insanité et une trahison, comme le forfait par excellence. Comment croire et s'anéantir ? Rabattons-nous sur l'hypothèse du sous-dieu, qui a l'avantage de permettre les gestes extrêmes, la victoire radicale sur un monde taré.  On peut se figurer ce créateur, conscient enfin de son égarement, s'en déclarer coupable : il se désiste, se retire, et, par un ultime souci d'élégance, se fait justice. Il disparaît ainsi avec son oeuvre, sans que l'homme y soit pour rien. Telle serait la version améliorée du Jugement dernier. Les suicidés préfigurent les destinées lointaines de l'humanité. Ce sont des annonciateurs, et, comme tels, on doit les respecter; leur heure viendra ; on les célébrera, on leur rendra un hommage public et on dira qu'eux seuls, dans le passé, avaient tout entrevu, tout deviné. On dira encore qu'ils avaient pris les devants, qu'ils s'étaient sacrifiés pour indiquer la voie, qu'ils furent à leur façon des martyrs : ne s'étaient-ils pas tués en des temps où nul n'y était tenu, et quand la mort naturelle battait son plein ? Ils surent avant les autres que l'impossibilité pure et simple sera un jour le lot de tous, au lieu d'être une malédiction, un privilège. Des précurseurs, ainsi on les appellera ; et ils le furent à l'égal de ceux qui, sensibles à la souveraineté du mal, ont incriminé la Création : les manichéens au début de l'ère chrétienne, et singulièrement leurs disciples tardifs, les cathares. L'admirable est que cette incrimination était chez ces derniers plus fréquente parmi les gens du peuple que parmi les lettrés. Pour s'en convaincre, il n'est que de consulter le Manuel de l'Inquisiteur de Bernard Gui ou n'importe quel rapport de l'époque sur les idées et les agissements des "hérétiques". On y verra - détail réconfortant - telle femme de mégissier ou de marchand de bois aux prises avec Lucifer ou dénonçant nos premiers ancêtres coupables de "l'acte le plus satanique qui soit". Ces sectaires, ces visionnaires plutôt, si curieusement détrompés au milieu de leur ferveur, investis du don de déceler les pièges diaboliques derrière tous nos actes importants, savaient au besoin se laisser mourir de faim, et cet exploit, nullement inhabituel parmi eux, marquait le sommet de leur doctrine. Se mettre en endura, jeûner jusqu'à l'épuisement complet, était une pratique, consécutive à l'initiation, et qui avait pour mission de préserver le "consolé", par une mort rapide, du danger d'apostasie ou de toutes sortes de tentations. Le dégoût du côté utile de la sexualité, l'horreur de procréer, fait partie de la remise en cause de la Création : à quoi bon multiplier des monstres ? S'il eût triomphé et qu'il fût demeuré fidèle à lui-même, le catharisme eût abouti à un suicide collectif. Une telle réussite n'était guère possible : si avancés qu'ils fussent, les esprits n'étaient pas suffisamment mûrs. Aujourd'hui même, ils sont encore loin de l'être, et il faudra attendre encore longtemps avant que l'humanité ne se mette en endura. En admettant qu'elle s'y mette jamais. Au concile de 1211 contre les Bogomiles, on anathématisa ceux d'entre eux qui soutenaient que "la femme conçoit dans son ventre par la coopération de Satan, que Satan y séjourne dès lors sans s'en retirer jusqu'à la naissance de l'enfant". Je n'ose supposer que le Démon puisse s'intéresser à nous au point de nous tenir compagnie durant des mois ; mais je ne saurais douter que nous n'ayons été conçus sous son regard et qu'il n'ait effectivement assisté nos chers géniteurs. Cette sensation d'être bloqué pour l'éternité, d'avoir fait son temps avant de naître, d'être trop déchu pour avoir sur qui s'apitoyer, cette certitude qu'en se tuant on ne tue personne ; - c'est la tentation du mauvais suicide, de celui qui surgit non pas de la tristesse selon Dieu mais selon le diable, pour conserver la distinction de l'Apôtre. C'est aussi l'inconsolation à son degré le plus haut et qui paraît tellement sans remède, qu'elle resterait intacte, inentamée, dût-on mettre au point un autre univers. Quelle est cette prière "brève et véhémente" que la Philocalie recommande contre les défaillances et les terreurs ?  Pourquoi je ne me tue pas ? - Si je savais exactement ce qui m'en empêche, je n'aurais plus de questions à me poser puisque j'aurais répondu à toutes. Pour ne plus se tourmenter, il faut se laisser aller à un profond désintéressement, cesser d'être intrigué par l'ici-bas ou par l'au-delà, tomber dans le je-m'en-foutisme des morts. Comment regarder un vivant sans l'imaginer cadavre, comment contempler un cadavre sans se mettre à sa place ? L'Être dépasse l'entendement, être fait peur. Quelqu'un de tout à fait bon ne se résoudra jamais à s'ôter la vie. Cette prouesse exige un fond - ou des restes - de cruauté. Celui qui se tue aurait pu, dans certaines conditions, tuer : suicide et meurtre sont de la même famille. Mais le suicide est plus raffiné, pour la raison que la cruauté envers soi est plus rare, plus complexe, sans compter qu'il s'y ajoute l'ivresse de se sentir broyé par sa propre conscience. L'homme aux instincts compromis par la bonté n'intervient pas dans sa destinée ni ne souhaite s'en créer une autre ; il subit la sienne, s'y résigne et continue, loin de l'exaspération, de l'arrogance, de la malignité qui, ensemble, invitent à l'autodestruction et la facilitent. L'idée de hâter sa fin ne l'effleure d'aucune façon, tant il est modeste. Il faut en effet une modestie maladive pour accepter de mourir autrement que de sa propre main. Comment concevoir qu'une prière soit autre chose qu'un monologue, qu'une extase ait une valeur au-delà d'elle-même, que notre salut ou notre perte importe à un dieu ?  Et cependant c'est ce qu'il faudrait pouvoir admettre, ne fût-ce qu'une seconde par jour.  L'avenir, ce précipice, à tel point m'atterre que j'aimerais en voir disparaître jusqu'à l'idée. Car c'est au fond elle, bien plus que le glissement dans l'abîme qu'elle recouvre, qui me met dans des transes et m'empêche de savourer le présent. Ma raison chancelle devant tout ce qui arrive, devant tout ce qui doit arriver, Ce n'est pas ce qui m'attend, c'est l'attente en soi, c'est l'imminence comme telle, qui me ronge et m'épouvante. Pour retrouver un semblant de paix, il me faut m'accrocher à un temps sans lendemain, à un temps décapité.  J'ai beau ressasser la formule de la triple renonciation: " Je rejette ce monde, je rejette le monde des ancêtres, je rejette le monde des dieux", - quand je mesure l'espace qui me sépare de la bure et du désert, je me fais l'effet d'un sannyâsin de foire. Le regret ne serait-il pas une ligne de vieillissement précoce ? Si cela est vrai, je suis sénile de naissance. On n'a pas scruté le fond d'une chose si on ne l'a envisagée à la lumière de l'accablement. Seuls comptent ces instants où le désir de rester avec soi est si puissant, qu'on aimerait mieux se faire sauter la cervelle que d'échanger une parole avec quelqu'un. Le difficile, pour celui qui a renoncé à demi, est de faire le reste. L'existence lui pèse sans doute mais il n'a pas épuisé sa surprise d'exister. De là viennent les irrésolutions, et le repentir de s'être arrêté à mi-chemin, sans chance aucune de mener à bien un dessein conçu de longue date. Un raté du renoncement. Ce sont nos souffrances qui donnent quelque poids à nos pensées et les empêchent de tourner en pirouettes ; ce sont encore elles qui nous font proclamer qu'il n'est de réalité nulle part, qu'elles-mêmes en manquent. Ainsi nous suggèrent-elles un stratagème de défense : nous triomphons d'elles en les déclarant irréelles, en les rattachant à la duperie générale. Seraient-elles supportables, quel besoin y aurait-il de les amoindrir et de les démasquer ? Comme nous n'avons d'autre issue que de les assimiler soit au cauchemar, soit au caprice, le plus commode est d'opter pour ce dernier.  Tout bien pesé, il vaut mieux qu'il n'y ait rien. Si quelque chose était, on vivrait dans l'appréhension de ne pouvoir s'en saisir. Puisque rien n'est, tous les instants sont parfaits et nuls, et il est indifférent d'en jouir ou non. Au plus profond du dégoût de moi-même, je me dis que je me calomnie peut-être, que je ne vois personne qui, en proie aux mêmes hantises, eût pu affecter une apparence de vivant pendant tant d'années. La seule manière de détourner quelqu'un du suicide est de l'y pousser. Il ne vous pardonnera jamais votre geste, il abandonnera son projet ou en retardera l'exécution, il vous tiendra pour un ennemi, pour un traître. Vous pensiez voler à son secours, le sauver, et il ne voit dans votre empressement qu'hostilité et mépris. Le plus étrange est qu'il quêtait votre approbation, qu'il mendiait votre complicité. Qu'attendait-il au juste ? Ne vous êtes-vous pas abusé sur la nature de son désarroi ? Quelle erreur de sa part de s'adresser à vous ! À ce stade de sa solitude, ce qui aurait dû le frapper, c'est l'impossibilité de s'entendre avec quelqu'un d'autre que Dieu. Nous sommes tous atteints, nous prenons pour réel ce qui ne l'est pas. Le vivant en tant que tel est un insensé doublé d'un aveugle : inapte à discerner le côté illusoire des choses, il aperçoit partout du solide, du plein. Dès que par miracle il y voit clair, il s'ouvre à la vacuité et s'y épanouit. Plus riche que la réalité qu'elle remplace, elle tient lieu de tout sans le tout, elle est fondement et absence, variante abyssale de l'être. Mais le malheur veut que nous la tenions pour une déficience ; de là nos peurs et nos échecs. Qu'est-elle donc pour nous ? Tout au plus impasse diaphane, enfer impalpable. Appliqué à exténuer, à réduire à néant ses appétits, il n'a réussi qu'à les détraquer, qu'à les dépouiller de tout ce qu'ils avaient de sain, de stimulant : une bête de proie contrariée, minée, regrettant ses instincts d'autrefois. Ses griffes s'étant émoussées, mais non l'envie de s'en servir, toute sa violence s'est convertie en désolation (car la désolation n'est rien d'autre que l'agressivité brisée, humiliée, impuissante à se faire valoir).  Il a commencé par saboter ses passions ; puis ce fut le tour des croyances. Le processus était inexorable. Cette révélation qui a présidé à ses jours: adhérer à quoi que ce soit participe de l'infantilisme ou du délire, - il se pourrait qu'elle fût légitime ; il y souscrit peut-être encore ; elle n'en est pas moins atroce, intolérable. Elle permet de durer mais non d'exister, elle fait partie de ces certitudes dont on ne se relève jamais. Batailleur et querelleur de nature, il ne se bataille et ne se querelle plus ; du moins plus avec les autres. Les coups qui leur étaient destinés, c'est à lui-même qu'il les assène, c'est lui-même qui les encaisse. Son moi est cible. Son moi ? Quel moi ? Il n'a plus qui frapper : plus de victime, plus de sujet, rien qu'une succession d'actes sans agent, qu'un défilé anonyme de sensations...  Un délivré ? Un fantôme ? Une loque ?  "Que sert à l'homme de gagner le monde, s'il vient à perdre son âme ?" Gagner le monde, perdre son âme ! - J'ai fait mieux : j'ai perdu l'un et l'autre.  Quoi que je tente, ce ne sera jamais que la manifestation d'une déchéance, patente ou camouflée. Pendant longtemps j'ai fait la théorie de l'homme-en-dehors-de-tout. Cet homme, je le suis devenu, je l'incarne maintenant. Mes doutes ont abouti, mes négations ont pris corps. Je vis ce qu'auparavant je me figurais vivre. Je me suis enfin trouvé un disciple. 

Emil Cioran - Le Mauvais démiurge - 1969      

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